Stupidement propulsé nouveau pape du cyberpunk avec son Samouraï Virtuel, Neal Stephenson revient avec ce qui pourrait bien être pour lui, le roman de la consécration. Et chafouin comme il est, le bougre, ce n'est même pas à proprement parler de la science-fiction. Tenant, tout comme Dantec, d'une certaine tendance à l'œcuménisme des genres qui semble se dessiner auprès des plus doués des "jeunes auteurs", Stephenson, se lance sans complexe dans une intrigue en balancier qui va nous faire osciller, aux rythmes des coups du sort et de hasards savamment orchestrés, de 1945 à nos jours.
C'est avec la brutalité joviale d'un sale môme qui vous pousserait tout habillé dans une piscine, que Neal Stephenson vous plonge dans le grand bain de la cryptographie et de la cryptanalyse. En bon français pour non-matheux, dans l'univers des codes. Nerd et fils de nerd, le garçon fait, bien entendu, ça en grand. Algorithmes de cryptage, mathématiques modulo, théorie de l'information et statistiques saupoudrent une intrigue tellement confuse, et qui tellement longue à démarrer que s'en est presque indécent. En résumé, autant de raisons de détester Le Cryptonomicon. Et pourtant…
Tout va commencer en 1941 quand le sergent Bobby Shaftoe du Corps (entendez par-là le corps des Marines des Etats-Unis d'Amérique), quitte ses quartiers de Shanghai, pour un périple Pacifique qui va le conduire sur les plages de Guadalcanal. Dans le même temps, Lawrence Pritchard Waterhouse, jeune surdoué des maths, condisciple d'Alan Turing et organiste chevronné, est devenu par défaut, et pour des raisons pratiques évidentes, joueur de Glockenspiel au sein la fanfare de la flotte du Pacifique de la Marine américaine, basée – comme chacun sait – à Pearl Harbour. Le 7 décembre 1941, à 7 h 50, il répète le Star Sprangled Banner sur le pont de l'U.S.S Nevada, lorsque l'amiral Yamamoto va brutalement, mais sans la moindre préméditation, mettre un terme définitif à sa carrière de concertiste troupier. Sa reconversion au service du chiffre sera finalement bien plus profitable à l'effort de guerre que ses indéniables talents de musicien. Parallèlement, son petit-fils, Randall Lawrence Waterhouse, hacker flegmatique et spécialiste des réseaux, constate avec effarement que sa vie sentimentale part à vau-l'eau. Une brutale remise en question qui va, par un de ces hasards extraordinaires de la vie, coïncider avec le coup de fil de son vieil ami Avi, qui lui propose de monter l'affaire du siècle à Manille. Il convient d'ailleurs de se dépêcher, puisque nous sommes en 1999.
Trois intrigues en croix, pour ce roman, que Neal Stephenson se défend de qualifier de trilogie. Et finalement peut-être n'a t-il pas tout à fait tort, car il est indéniable que Le Cryptonomicon a été pensé d'un bloc. Les habitués auront sans doute noté chez lui une certaine propension à faire des phrases, à la digression, ce qui n'était pas gênant du moment qu'elles restaient majoritairement brillantes et drôles. Ici, Stephenson force sa nature à l'extrême. Adepte des intrigues complexes qui s'entrelacent à un didactisme rigolard, le tout dans un joyeux bordel, il a décidé cette fois de prendre tout son temps. L'intrigue elle-même ne s'ébauche guère dans sa globalité que dans la seconde moitié du second tome. Entre-temps, alors qu'il place doucement ses pions, il nous aura décrit d'abondance les subtilités de la cryptanalyse, théorèmes à l'appui, et fait part de quelques-unes unes de ses considérations les plus fumeuses sur le sens de la vie. Dans ces conditions, que le moindre de ces retards à l'allumage finissent par s'intégrer si parfaitement au récit, confine ni plus ni moins au génie. Tout le charme de ce qui aurait pu être l'œuvre la plus aride depuis la naissance de Stephen Baxter, réside là. A chaque fois que l'on reprend sa lecture, on retrouve avec délice le petit monde barjo des protagonistes, tout entier baigné de cette distanciation sarcastique, qui est la véritable marque de fabrique de Neal Stephenson.
Notons aussi que la présente édition est servie par l'impeccable traduction de Jean Bonnefoy, par ailleurs traducteur de Gibson et d'Adams, qui n'a pas boudé son plaisir, et a poussé le zèle jusqu'à nous livrer ses propres sources de documentation en fin de volume.
Avec Le Cryptonomicon, et en attendant la parution en Août de Golgotha, le troisième tome Stephenson transforme l'essai, et démontre ce que l'on avait déjà pu pressentir, à savoir que nous sommes bien là en présence d'un futur très grand nom de la fiction. A l'heure où va sortir Pearl Harbour sur les écrans, le bon goût va vous imposer de devoir faire un choix, et vous allez voir, il est impossible de se tromper.
Notes : A consulter aussi, en anglais seulement hélas, At The Beggining was the Command Line, considérations informatiques cyniques et pertinentes sur :
http://www.cryptonomicon.com/beginning.html
Et pour le fun :