Identification des schémas

Identification des schémas

Tous les grands romans sont des parenthèses trop courtes. Dans notre vie de lecteur, dans celles de leurs étranges héros d'encre et de ceux qui les ont fait naître du bout des doigts sous les touches usées de leurs claviers. Usées en l'occurrence parce que le cyberpunk a vingt ans. Ses treillis camouflage ont été récupérés par un styliste de chez Versace, ses verres miroirs édulcorés par les designers de chez Silhouette. Il a remisé dans un placard ses vinyles des Dead Kennedys, sauf celui avec les bites de Giger dedans qu'il expose prés de son Cube G5. Maintenant il écoute Aphex Twin sur son I pod. Le cyberpunk a prit vingt ans d'accélération technologique à 250 nœuds dans la gueule. Son créateur aussi, mais avec Identification des schémas il montre qu'il est encore le maître.

William Gibson a délaissé les chromes frimes de ses années rebelles pour l'acier chirurgical. Style acéré. Poésie numérique qui nous conte l'histoire de Cacey Pollard, profession : chasseuse de cool.

Depuis sa plus tendre enfance, de grandes icônes de la pub, comme notre bon vieux bibendum Michelin, ou les griffes de certains créateurs provoquent chez Cacey des réactions allergiques parfois violentes. Malgré tout, cette sensibilité exacerbée aux marques lui permet de parcourir le monde pour le compte de grandes agences de pub, qui la payent grassement pour donner son avis sur un produit, une tendance émergente, ou un nouveau logo. C'est précisément ce qui l'amène à Londres où Hubertus Bigend, grand gourou du marketing, est mandaté par un fabriquant de chaussures de sport pour relooker son image. C'est à l'occasion de cette mission, que Bigend en profite pour faire une étrange proposition à Cayce : retrouver l'auteur du Film.

Voilà plusieurs mois déjà que le Film essaime sur le web. Régulièrement apparaissent de nouveaux extraits, apparemment sans suite logique, ni continuité. De son auteur on ne sait rien. Impossible de déduire à son contenu où il a pu être tourné, ni quand. Du coup une sorte de culte digital s'est crée autour du Film. Des forums en débattent sans fin. Partout dans le monde les fans, traquent tout nouveau fichier vidéo, qui est vu, revu, analysé, découpé, remonté, scanné, samplé. Au fil du temps, l'un de ces forums est un peu devenu comme un havre sûr pour Cayce. Le moyen de sortir de ce monde de marques et de modes avec lequel elle nourrit une relation d'amour–haine. C'est pourquoi la proposition d'Hubertus Bigend la cueille un peu à froid.

Mais comment résister ?

Condamné dès ses débuts à un sursis d'à peine quelques années, le cyberpunk est profondément marqué par la désillusion. Ayant vu de leur vivant leurs visions du futur prendre corps, la plupart des auteurs issus du mouvement originel ont dû changer leur fusil d'épaule. Mais aujourd'hui, avec Identification des schémas Gibson, affronte les limites du genre, les dynamite, les réinvente. Bien que rigoureusement contemporain, puisque toute l'intrigue se déroule un an à peine après l'attentat du WTC, il nous livre ici un splendide roman de science fiction. Une science fiction fraîche et neuve, décomplexée, soulagée de ses inhibitions et qui ose s'ancrer dans un présent qu'ont parvient de moins en moins à différencier du futur. Panoramique noir et trop réel sur un monde superficiel, marketé à l'envi, où tout s'achète, et tout se vend, même et surtout l'intangible.

Après s'être cherché, perdu dans l'illisible et l'ennui, Gibson revient au sommet. Sans s'encombrer de théories fumeuses, il livre simplement un constat glaçant sur notre quotidien. Et recentre le débat. Son œil seul et sa plume, nous font prendre assez de recul pour déshumaniser ce monde que nous partageons avec lui. Nous le rendre tel qu'il est, dans son impitoyable efficacité mercantile. "J'ai combattu la loi, et la loi a gagné" dit-il, recyclant à propos le credo chanté par les Clash. La loi a gagné, oui. La loi du marché, cet espèce de monstre serpentiforme qui se dévore par la queue.

La liberté se loue, la gratuité s'achète, l'art s'investit. Cette Identification des schémas, pour laquelle nous sommes soi-disant fait, ne fonctionne que mieux, dans cet univers rationalisé et mondialisé au-delà du réel. Et au-delà du réel, c'est aujourd'hui, demain, c'est tous les jours de l'instant de notre réveil à celui de notre couché. Et encore, même notre sommeil est-il markété lui aussi. Ce monde que William Gibson, nous décrit, nous y vivont, et nous ne le voyons plus. Le futur c'est maintenant, et il fait peur.

Marqué par le style inimitable de Gibson – tendu et parfois outré –, à la frontière des genres, coincé entre son rendu contemporain et l'étiquette SF de son auteur, Identification des schémas, est sans doute possible un très grand roman, et peut-être même un futur classique. On se laisserait en tout cas bien aller à espérer que, comme le fit en son temps le Neuromancien, il marquera l'écriture d'une science fiction qui a bien besoin qu'un vent frais souffle dessus.