Artefacts
Hourra: le Nancy Kress nouveau est arrivé! Dans un paysage éditorial science-fictionnaire dépaupéré, la sortie d'un inédit en langue française apparaît aujourd'hui comme un évènement chez Pocket. Alors réjouisssons-nous que cet évènement soit Artefacts, le deuxième tome d'une trilogie que l'on pourrait nommer "la trilogie de la probabilité" de cette auteur américain si peu connue de ce côté de l'océan. "Si peu connue" disais-je? Sans doute faudrait-il que je revoie mon jugement au vu du succès critique et public de Réalité Partagée, le premier volet sorti chez Pocket en début d'année. Un succès qui, on est en droit de l'espérer, amènera peut-être les grandes maisons d'édition SF en format poche à nous proposer autre chose que du lu, relu et archi-relu (Asimov et consors, paix à leur âme). En attendant, ne boudons pas notre plaisir et lançons nous dans l'univers de Nancy Kress où la probabilité est une force au même titre que la force électromagnétique ou que la gravité.
La réalité partagée n'est qu'une réalité. Les humains ont plein d'autres réalités.
Cinq ans se sont écoulés depuis que le Zeus a tenté de quitter le système de Monde en emportant Tas, l'artefact extraterrestre récolté en orbite autour de la planète de Enli. En vain: la massivité de l'objet a fait exploser le vaisseau humain lors de son passage du tunnel spatial #438, stérilisant le système entier à l'exception de Monde, inexplicablement épargnée par l'onde de probabilité. Comme les Mondiens réels, Enli est retournée au service de la première fleur, partageant la réalité de ce peuple humanoïde guidé par un lien empathique étrange, que toute la technologie humaine n'a pas encore su expliquer.
C'est une des raisons qui pousse Ann Sikorski, la xénobiologiste de la mission précédente, a reprendre du service. Acompagnée de Dieter Gruber, désormais son époux, elle a rejoint la nouvelle mission militaire qui doit atterir sur Monde. Dirigée par le lieutenant Lyle Kaufman, cette expédition compte également une sensitive, Marbet Grant, spécialiste de l'analyse du langage corporel, et plusieurs physiciens dont Tom Capelo, sans doute le plus grand génie de son temps, aussi intelligent que vaniteux. Profondément marqué par le décès de sa femme, victime indistincte des attaques des Faucheurs, Capelo a comme un compte à régler avec ce peuple extraterrestre qui terrorise les humains qu'ils surpassent technologiquement au point de rendre inoffensives toutes les armes déployées contre eux.
Mais la donne pourrait bien changer avec cette nouvelle mission dont l'objectif prioritaire est d'arracher à Monde un second artefact, profondément enfoui dans la région la plus sacrée des Mondiens. Un artefact plus petit, mais tout aussi dangereux que le précédent, et qui pourrait bien servir les desseins de l'armée humaine. Enfin... si les physiciens à bord sont capables de percer ses secrets. Et si Lyle Kaufman parvient à maîtriser l'impétuosité des uns et des autres: la désinvolture de Marbet Grant, le sale caractère de Capelo ou l'humanisme d'Ann Sikorski, convaincue que l'artefact est à la base même de la réalité partagée.
Le mystère des nombres premiers
Je pourrais réitérer les mêmes louanges pour ce Artefacts que ceux que j'avais déjà écrits à l'occasion de la sortie de Réalité Partagée. Même si la surprise n'est plus tout à fait la même. Même si la pédagogie des probabilités est un peu plus pesante dans ce second tome. Il n'en demeure pas moins que ce deuxième tome est largement à la hauteur du premier, voire le surclasse, ce qui n'est pas si fréquent dans une trilogie.
Il y a plus d'intelligence dans cette histoire que dans vingt années de hard-science galactique sans âme. Oubliez les poncifs de L'Anneau-monde et saluez la nouvelle papesse d'un genre qu'elle déride comme ne le ferait jamais même une dose massive de botox: elle ne préserve pas seulement la beauté du genre, mais lui réinsuffle la vie. La science dont use Nancy Kress n'est jamais le propos du livre lui-même, mais plutôt le support d'une réflexion humaniste sur ce qui nous lie entre humains, ce qui nous rasemble et ce qui nous sépare. Ce qui fait notre unité, notre grandeur, qui permet par-dessus tout notre survie, et qui paradoxalement nous rend si individualiste et si mesquin. Cette multiplicité des réalités que nous partageons ou que nous cachons au monde est-elle un cadeau, un héritage de la Nature, ou le fruit d'un longue apprentissage de la survie, d'une lente et erratique constitution sociétale, avec les écueils qu'on lui connait?
Tout comme pour Réalité Partagée, Nancy Kress brille avec Artefacts d'un vrai don de romancière en ce qu'elle nous embarque dans une histoire à la fois dépaysante, effrayante, enrichissante et intelligente, sans jamais nous donner le sentiment de vouloir à tout prix nous déniaiser, mais plutôt comme si elle espérait voir briller nos yeux, en nous contant ces aventures au coin du feu. Qu'elle se rassure: nos yeux brillent encore. Un talent "gros comme ça" à découvrir absolument.