Réalité Partagée
Dans le domaine de la science-fiction 'de poche', la sortie d'inédits est suffisamment rare en ces temps de réédition forcenée, pour ne pas me priver du plaisir de lire un des seuls romans de Nancy Kress traduits en français : Réalité partagée (premier tome d'une trilogie). Cette américaine de 56 ans a été mariée à Charles Sheffield, et après après avoir fait ses armes en fantasy (Le Prince de l'aube), elle a surtout été reconnue pour ses ouvrages de science-fiction (Les Hommes dénaturés), très peu traduits dans la langue de Molière à ce jour. Pourtant, la dame fait aujourd'hui partie des fers de lance de la science-fiction américaine, et l'on peut espérer que Pocket ira plus loin dans sa politique d'édition à son endroit. Parmi ses ouvrages disponibles, on notera par exemple L'un rêve, l'autre pas (nouvelle ayant reçu les prix Nebula et Hugo en 1991, rien que ça!). Cette faible représentation ne fait vraiment pas hommage à son talent qui éclate dans Réalité partagée, une aventure jubilatoire, mélange de hard-science, d'humanisme et d'opéra galactique.
"Comprenez-vous vraiment la physique de ce truc au point de pouvoir dire ce qui peut ou non l'affecter?"
Quand ils ont emprunté pour la première fois le tunnel spatial #438, les humains ont débouché à proximité de Monde. Pressés à la fois par une insatiable curiosité naturelle, mais aussi par la nécessité de se défendre au mieux contre l'ennemi représenté par le peuple extra-terrestre des 'Faucheurs', les humains ont rapidement lancé une mission d'exploration sur la surface de Monde. Cette petite planète, que couvre un continent unique ceignant son équateur, s'est révélée peuplée d'humanoïdes très semblables aux humains, quoique disposant d'une faculté psychique étrange, englobée sous le vocable de 'réalité partagée'. Ce mécanisme d'origine inconnue assure le parfait accord entre tous les individus, toute déviance pesonnelle ou mensonge causant de terribles maux de tête. Malgré l'intêrét évident d'un tel mécanisme, les premiers explorateurs terriens ont déserté Monde aussi rapidement qu'ils étaient venus.
L'équipage terrien à bord du Zeus a pour tâche d'approfondir la mission de ses prédécesseurs. Ahmed Bazargan, anthroplogue, dirigera l'équipe de scientifiques débarquée sur Monde. Avec lui, un jeune anthropologue fougueux et imbécile, une botaniste et un géologue. Chacun s'attellera à sa tâche avec zèle, qui pour découvrir les racines de la réalité partagée, qui pour analyser la flore si complexe que chérissent les Mondiens, qui pour étudier la concentration de radioactivité dans une portion sacrée du continent. Pourtant, aucun de ces spécialistes ne connait la raison militaire de cette mission, celle qui veut qu'une des sept lunes en orbite autour de Monde soit un artefact d'une technologie inconnue. Afin de la préserver des Faucheurs, les militaires à bord du Zeus tentent le tout pour le tout en tractant l'artefact jusqu'au tunnel spatial le plus proche. Mais qui sait ce que renferme cette 'lune' et si son explication ne peut être trouvée au coeur de Monde elle-même ?
"Comment des gens pouvaient-ils exister si c'était vrai que l'on vivait séparément dans différentes réalités, isolés et seuls?"
J'ai été totalement conquis par cette découverte personnelle de Nancy Kress. Dans ce roman, l'auteur s'attache à un mélange des genres des plus revigorants et d'une maîtrise rare. Les contenus scientifiques émanants de la physique, de la biologie, de l'anthropologie, de même que les débats philosophiques auxquels Nancy Kress nous convie sont d'une très haute tenue. Analogies entre la physique quantique et le fonctionnement neuronal, discussion de la définition du réel ou de l'irréel, tout cela est nourri et s'offre au lecteur comme une véritable opportunité de se sortir les méninges du sac congélation. Pourtant, à aucun moment, son style ne sacrifie à cette science roborrative qui pourrit trop de romans dits de 'hard-science'.
Car l'aventure, la vraie, constitue elle-même le coeur du récit, comme le démontre le sens de la construction et du suspens développé par la romancière. L'emballement dramatique des évènements sur Monde, mais aussi dans les cieux, à la fin de ce premier tome est extrêmement palpitant. Sa chute, brutale et violente, est à l'image de ce récit qui n'admet aucun compromis dramatique à sa vraisemblance scientifique, mais use au contraire de cette vraisemblance comme d'une charpente pour le drame lui-même. Un livre sensation qui saura vous propulser dans les étoiles comme peu y parviennent.