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Acide organique

Sabrina Calvo ( Auteur), Striatic (Illustrateur de couverture)
Aux éditions : 
Date de parution : 28/02/05  -  Livre
ISBN : 2915793034
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Nathalie   - le 20/09/2018

Acide organique

En onze flashs, effets secondaires de drogue et interruptions momentanées mais néanmoins volontaires des programmes, Calvo nous précipite dans un monde voisin, parent, duplicata du nôtre. Les avions rentrent dans les tours ou emmènent les rats fatigués dans leur dernière maison. Barad-dur est défait par Sauron dans une partie de tennis sur console vidéo. Une étrange créature, Jabule, une oracle ancestrale récupérée par les médias réconforte ou désespère les trentenaires et le fan martyr de Kate Bush. L’Occident s’écroule, fissuré de toutes parts, s’effrite comme un os rongé que trop de chiens se sont disputés et le grain de riz auto-répliquant n’a plus rien à sauver. Entre anode et cathode la femme aimée est immortalisée, Ophélie métallisée. Des lamantins attirés par une dépouille de ragondin chassent de son dernier refuge un punk aux refrains scandés par des underscores ou poursuivent le voisin du vieux qui s’est défenestré dans son frigo parce qu’il avait découvert la vérité sur le Copacabana.

Hier l’alma mater est morte… ou peut-être aujourd’hui

Orphelins non sevrés, nous ne pouvons qu’absorber des fluides (semence satanique, sève, sperme, salive, lait trafiqué, bouillie de légumes quasiment jaillie du sein de Kate Bush, et même l’eau du bain, sans bébé cependant…) pour nous emplir, nous étourdir, nous détourner du manque de sens. La perception des personnages semble parfois saturée par les « nœuds d’information enlacés comme des bretzels d’autoroute ». En tout cas, elle est « formatée » par les logiciels et autres processus d’ordinateurs, les personnages se robotisent ou voudraient retoucher leur vie comme une image sur Photoshop™. Insatisfait de la basse définition de son identité, notamment sexuelle, l’otaku « remplace chaque bout de [lui] par une sub-routine ».

Phaute volontaire ?

L’ambient otaku rejette l’orthographe avec ce credo : « Je ne considère pas le langage comme un outil, ms comme un cachot alors mes phautes d’orthographe sont volontaires, je dis non à la dictature de la grammaire, cette science de cons. » Au risque de passer pour une tyrannique conne, je regrette les coquilles qui parsèment le recueil. En me faisant trébucher dans ma lecture, elles ont ralenti, entravé mon envol. J’aime les facéties linguistiques, les pieds de nez et les entorses faites au langage façon Jarry (et approuve le phaute) mais les approximations, les négligences m’exaspèrent. Fin de la part en thèse.

« Peut-être que ce monde devient fou. Et moi avec. »

Les armes surtout les shotguns dont un en plastique interviennent régulièrement dans les textes. Doubles distanciés des tueries en séries, elles jouent avec le double sens de silencieux, elles ramènent le calme, elles permettent un répit dans le chaos assourdissant du monde. Mais la folie n’est pas toujours furieuse. Renforcée par l’imagination débridée de l’auteur (manifeste dans les détails insolites et colorés qui perturbaient la tonalité générale des aventures de Lacejambe et Fenby), elle se montre facétieuse, farceuse, prêtant à sourire, à rire. Ainsi un interlocuteur se met à schtroumpfer schtroumpf ou des textes parodient les documentaires animaliers pour faire exister un rat, enfant de substitution d’un couple séparé. Ailleurs, un restaurant italo-bouddhiste sert des menus Vérité profonde.

Etat des lieux, du frigo à la salle de bains

On trouve de tout dans les frigos qui meublent les nouvelles : des aliments parfois mais aussi des automatiques ou un homme qui ayant découvert la vérité préfère se suicider. Et l’on meurt ou l’on renaît dans les baignoires, sorte de porte, de passage entre plusieurs niveaux (de rêves ? de réalité ?). Ces deux éléments symboliques installent la critique du consumérisme à la façon de Douglas Adams dont une des inventions se réalise dans Punk à mi-temps . Calvo crée un effet de dérision en donnant à plusieurs de ses personnages la capacité de changer le monde du bout des doigts, par exemple de ramener un avion à l'aéroport entre le pouce et le majeur.

Œuvre protéiforme sur papier surchauffé

On ne saurait que saluer l’audace des Moutons Electriques, moutons survoltés, non clonés et non soumis à Panurge, d’avoir accueilli un livre aussi hybride. Le texte fulgurant est doublé de vignettes, des panneaux de signalement banalisés balisent les lignes, des séries de photo investissent la page et imposent des marges à la narration. Des bribes de chansons (de poèmes ?) bilingues amplifiées par une photo (à moins que ce ne soit l’inverse) sur des pages en vis à vis du texte ponctuent la confession vertigineuse de l’ambient otaku, écho (post ?)moderne de l’être kafkaien qui creuse son terrier. La musique non diffusée pour d’évidentes raisons techniques est diffuse, omniprésente. Des fragments de discours amoureux sur la discographie de Kate Bush au soundtrack qui accompagne la fuite (en arrière ?) du passager de pilote en passant par les jingles ou le concert de Barry dans CPCBN ou encore les notes qui maintiennent les avions en suspension, le rock, la pop ou le punk anglo-saxons sont d’autres angles d’approche de notre vécu moderne et complètent le duo textuel-visuel.

« Une fiction qui rejoint la réalité ou le contraire »

Dans la première nouvelle, les médecins rapportent ces impressions d’un Patient après le 11 septembre 2001. La formule résume bien l’intimité entre les situations mises en scène par Calvo et celles auxquelles nous confronte notre quotidien. Calvo avance en funambule sur le fil tranchant du virtuel, traçant une voie ambitieuse à la littérature du vingt-unième siècle. Plus que des échantillons de faits divers familiers c’est un concentré de réalité que Calvo a mis au point dans ce recueil ; les réactions à ce mélange corrosif mais sans trace de vitriol, acide mais pas amer, organique parce que palpitant ne seront pas neutres. Dans mon vécu de lectrice, ce texte a produit des effets alchimiques et je guette déjà la prochaine ébullition dans le laboratoire de David Calvo.

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