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Photo de L’Odyssée de Klark

L’Odyssée de Klark

Alain Brion (Illustrateur de couverture), Alexis Aubenque ( Auteur)
Aux éditions : 
Date de parution : 30/06/06  -  Livre
ISBN : 2265082856
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Arkady   - le 31/10/2017

L’Odyssée de Klark

« Le soleil était en train de se lever sur l’horizon. Une clarté d’un rose évanescent se diffusait sur la forêt qui entourait l’hôtel des Grands Lacs. Accoudé à la balustrade bordant la terrasse de sa suite, Klark Alister sirotait un alcool de prune qui lui réchauffait agréablement l’œsophage. Il adorait ces moments de parfaite tranquillité. Ces petits matins où l’on pouvait encore croire que la vie était un chemin jonché de roses.
Il quitta le balcon et retourna dans sa chambre. Son lit était désespérément vide. Pourtant, il se sentait serein. Le bureau lui avait donné une semaine de vacances. L’idée d’emmener avec lui l’une de ses maîtresses régulières lui avait bien effleuré l’esprit, mais il y avait finalement renoncé. Il savait qu’il avait besoin de repos véritable.
Nu, l’esprit passablement réveillé, il décida de passer à la salle de bains pour une douche salvatrice. Une fois de plus, il se félicita du confort de sa suite. Tout en marbre, la salle de bains avait la taille d’un petit loft new-yorkais. Une merveille. Il se mira un instant dans la glace et fut satisfait de la vision qu’elle lui renvoya. Un homme au physique athlétique, un regard de feu, une coupe stricte et un sourire charmeur. Sans être totalement narcissique, il aimait la façon dont il avait façonné son apparence extérieure, à défaut d’apprécier celle intérieure.
Il haussa les épaules et ferma les yeux de dérision. »


D’entrée de jeu, Alexis Aubenque annonce la couleur. L’Odyssée de Klark c’est du lourd, du très lourd. Un roman majeur dans le paysage de l’imaginaire français (et mondial disent déjà certains). On croyait que 2006 serait l’année Ted Chiang. Perdu. 2006 est l’année Alexis Aubenque. Car après quatre romans agréables (La chute des mondes, Etat de guerre, L’empire perdu, Le réveil des Titans) mais encore imparfaits, Alexis Aubenque signe avec L’Odyssée de Klark (l’OdK comme on le surnomme déjà dans les milieux spécialisés), la meilleure parodie de science fiction depuis La folle histoire de l’espace de Mel Brooks. Rien que ça.

Mais reprenons au départ. L’OdK est le troisième volet de L’empire des étoiles, cette fresque titanesque dans laquelle Aubenque s’est lancé avec la volonté affichée de contrefaire son genre fétiche afin de lui apporter un nouveau souffle. Rassurez-vous, cet opus est lisible indépendamment des deux tomes précédents ; l’OdK est un one-shot exquis, du genre que le patron vous garde au frais dans sa réserve personnelle.

L’empire perdu et Le réveil des Titans prenaient place au sein de l’empire perdu, une colonie humaine, isolée et oubliée de la Terre – cette séparation faisant suite à un embargo des Dieux pour empêcher les Terriens de s’étendre davantage dans l’univers et de quitter le système solaire. Ce bout de galaxie, régie par des croyances anti-scientifiques (et donc anti-progrès), est la proie de bouleversements majeurs sous l’impulsion de révolutionnaires lassés de cette stagnation sociale. Complots entrecroisés, querelles politiques et/ou amoureuses, secrets diaboliques profondément enfouis, rebondissements téléphonés à la chaîne… toutes les ficelles grossières et traditionnelles d’une science fiction pulp / Âge d’or / populaire étaient décortiquées et malmenées par un Aubenque en pleine forme. L’empire perdu comme une métaphore d’une science fiction à court d’idées nouvelles.

Retour sur Terre, dans ce nouvel épisode. Le point de départ est simple : un vaisseau de l’empire perdu échoue sur Terre ; les nations terriennes, inquiètes, convoquent leurs meilleurs agents. Et Aubenque d’y introduire par ce biais ce qui restera sans doute comme l’une de ses plus belles créations : Klark Alister, agent de sa majesté, beauf, macho, musclé, fier, irrésistible. Des grands lacs canadiens à la Lune (via une correspondance par Strasbourg), Klark s’envole vers les étoiles direction l’empire perdu. En chemin il va vivre une succession de péripéties rocambolesques (attention accrochez-vous : affronter des bad guys patibulaires, déjouer le contre-espionnage américain, capturer un vaisseau spatial extra-terrestre, traverser l’espace jusqu’à l’empire perdu, vaincre des monstres terrifiants et des morts-vivants sanguinaires, survivre à un camp d’entraînement de type Marines, vaincre un gorille géant dans un pays enneigé avec une seule balle dans son arme, séduire l’agent américaine puis la princesse du désert ; tout cela pour, au final, sauver la Terre d’une destruction annoncée).

« Elle accéléra jusqu’à s’en faire mal au poignet droit »

D’une densité incroyable, le roman de Aubenque réussit le tour de force de dresser en 250 pages une caricature féroce de la science fiction – avec quelques détours confraternels vers la fantasy et le fantastique. Reprenant la trame du roman traditionnel de SF / espionnage des années 50 (à la manière de Sladek dans Mécasme), Aubenque dénoue un à un les cordons d’un genre sclérosé.

Dans les scènes d’action d’abord, que Aubenque n’hésite pas travestir (cf. le duel final avec le Somien que Klark interrompt brutalement pour piquer un roupillon), voire à cartooniser : « Il se jeta dans le vide, serrant son pistolet aussi fort qu’il put. La chute lui parut durer une éternité. Le Somien l’esquiva de justesse. Klark s’aplatit sur le sol neigeux dans un bruit sourd. » Aubenque théâtralise les scènes d’action, leur confère un caractère forcé pour mieux en faire ressortir l’humour, le décalage. On pense notamment à l’héroïne, en moto des mers, poursuivie par des méchants dans les rues d’un New-York devenu la proie des eaux, qui prend le temps de se recoiffer avant d’enchaîner un virage à 180° degrés pour échapper à ces poursuivants.

On retrouve ce plaisir du décalage au travers de l’action dans deux scènes déjà mythiques : celle de l’entraînement aux fusils mitrailleurs : « Ce fut à l’aube de son départ, au sixième jour d’entraînement, qu’un incident fut à déplorer. Un soldat surpris par une chauve-souris qui lui tomba sur la tête appuya sur la détente d’un geste incontrôlé. Un cri. Une chute. Un mort. » ; et celle de l’exploration du vaisseau spatial inconnu où Aubenque se moque du suspens souvent factice de la littérature pulp : « Il avança dans le couloir et tomba sur une nouvelle porte qui s’ouvrit sur une petite pièce carrée. Il y pénétra sans plus de précaution et, quand la porte se referma après son passage, il comprit qu’il se trouvait dans un ascenseur. »

Le traitement de la technologie et de la science, souvent léger dans la sci-fi, est aussi l’occasion pour Aubenque de scènes savoureuses, toujours très cheap : « Il se rapprocha de la porte de la cellule et y colla une minipuce. Un virus quitta la puce et pénétra le réseau informatique de fermeture automatique des portes, sans se faire remarquer. Il traversa nombre de couches de protection, attendant les moments opportuns, pour continuer son avancée jusqu’au cœur du système. » Dans le même ordre d’idée, Aubenque caricature le sens pratique douteux dont font trop souvent preuve les auteurs de science fiction. On pourrait citer ainsi les soldats en vadrouille qui, avec abnégation, plantent leurs tentes dans le sable fin du désert.

Et évidemment, Aubenque saupoudre l’ensemble de couches d’un anglicisme des plus basiques – tellement basique justement pour souligner la banalité d’un genre qui a perdu son identité nationale. Citons pour exemple le spacecraft qu’emprunte Klark au début du récit.

« Nouvelle Europe était une merveille architecturale. Evoquant un style Art Déco, elle avait l’air d’une femme mûre qui savait encore vous faire monter la sève. »

A l’opposé des scènes d’action, les scènes de description sont, elles aussi, un régal. Contresens fréquents et subtils (« L’odeur fade et pestilentielle des cadavres. »), synesthésies foisonnantes (« Il vit son mémo biper d’une lumière caractéristique »), redondances appuyées et flashy (« son bureau, grande table rectangulaire mauve argentée »), Aubenque s’amuse comme un petit fou et nous avec. Il prend plaisir à alterner des descriptions surréalistes (« Des dizaines d’avions gros porteurs de toutes sortes quittaient l’asphalte des pistes d’atterrissage pour les quatre coins de la planète. Un ballet incessant de ces monstres de métal mouchetait le ciel de leurs carcasses fuselées avec plus ou moins de bonheur. ») et des descriptions d'un ascétisme sarcastique à chaque nouveau lieu - description que le héros s’empresse de ponctuer systématiquement d’un « C’est magnifique ! » ou d’un autre terme emphatique équivalent (le lecteur attentif aura repéré l’allusion aux répliques analogues de Zia dans Les mystérieuses cités d’or, oeuvre déjà suggérée à demi-mot via le personnage d’Esteban dans le premier tome).

L’objectif d’Aubenque est limpide : jouer et se jouer des descriptions souvent extravagantes d’une littérature qui à trop se targuer d’être imaginaire, en oublie d’être simple et réelle.

Evidemment, ses fans le savent déjà, Aubenque n’est jamais aussi bon que dans ses parodies de descriptions animalières (ah les fameuses périglotes…). L’OdK ne déroge pas à la règle et s’attarde énormément sur les volatiles – symbole de cette conquête absurde du ciel qui anime nombre de romans d’aventure spatiale. Ainsi : le héros suit du regard un vol de chauve-souris en pleine conversation politique ; l’envol d’un petit oiseau – un colage – est l’occasion d’une envolée philosophique : « Un pas de trop et le colage s’envola dans les airs en lançant de petits cris de mécontentement. La duchesse esquissa un pâle sourire en songeant à l’insouciance des êtres sans conscience. » ; et le gimmick de Aubenque, les cygnes (souvenez-vous des voluptueux cygnes-canaris de L’empire perdu), qu’il colore pour l’occasion de sa couleur fétiche dans cette introduction du passage déjà légendaire dit du parc lunaire : « Ils passèrent devant un parc. Rachel le força à le suivre. Ils s’assirent alors sous un très vieux chêne qui se dressait près d’un grand bassin. Des cygnes aux couleurs arc-en-ciel flottaient avec grâce sur l’eau. » (notez le décalage ironique introduit par l’emploi du verbe flotter).

Point d’orgue de ces fantaisies descriptives : les fameux monstres qui terrorisent l’empire perdu. Appréciez : « Il existe plusieurs formes de ces monstres. Tous ne sont pas aussi gros qu’un humain, certains sont aussi petits que des chatons, mais avec des gueules de requins. Agiles et vifs comme des aigles, ils ont réussi à éviter tous les tirs. » (Le lecteur attentif aura reconnu un clin d’œil à ce monument d’humour du cinéma fantastique bis qu’est Critters.)

« Au bout du deuxième jour, il comprit comment faire fonctionner l’écran mural. »

Actions, descriptions ; place aux personnages maintenant. Comme dans un bon Space Quest, Aubenque déroule la brochette d’archétypes conventionnels : le beau héros dragueur et profondément crétin, les héroïnes simplettes qui font office de faire-valoir, les agents doubles, les méchants très méchants, les monstres invincibles, le mentor, le maître Jedi, le manchot mystérieux… tout y est, et Aubenque les rabaisse tous plus bas que possible ; pousse à l’excès leurs attributs.

Il caricature ainsi ses personnages dans leurs actions, leurs expressions (qui sont toutes basées sur une expression unique : la moue ; au moins une cinquantaine de moues différentes dans le roman), leurs états d’âme (Klark, à l’affût au sommet d’un sapin enneigé, manque tomber, perdu qu’il était dans le souvenir de la première gifle que sa mère lui avait donné à sept ans pour avoir grimpé dans un arbre fruitier) et leurs dialogues savoureux.

Une des grandes forces d’Aubenque est en effet d’inclure dans une discussion sérieuse aux enjeux déterminants, des parenthèses absurdes, un second degré délectable (un art qui rappelle celui de Banks et de Pratchett avouons-le). Exemples : en pleine conversation avec Maître Yensi qui lui révèle le fin mot de l’histoire : « Klark passa une chemise et un caleçon et hésita sur le choix de son pantalon. » ; la vérité sur le choix du Colorado comme pays à détruire en compensation du péché d’orgueil des hommes : « Je dois avouer que la décision ne fut pas facile à prendre et si je décidai, en dernier ressort, d’opter pour le Colorado, c’est tout simplement parce qu’un jour, je m’étais fait arrêter par des flics trop zélés pour une histoire de drogue. » ; des métaphores dantesques : « Un immeuble de trente étages s’effondra sur les espoirs de Klark. » ; et mon préféré, je le concède, l’échange suivant entre Maître Yensi et Klark : « – Je possède quelques dons, en particulier celui de la xinite. – Je vois, apprécia Klark, qui ne voyait rien du tout. »

Il n’hésite d’ailleurs même pas à plonger ses personnages dans la merde, au sens propre, en les faisant patauger dans « des déjections humaines partiellement retraitées. » (on notera à la fois le partiellement qui rend inutile le retraitement ; et l’image à double sens : ces déjections ne sont-elles pas finalement ces archétypes usés jusqu’à la corde ?).

A noter également qu’il en profite pour se moquer des noms loufoques qui ont souvent cours en science-fiction, via une ribambelle de noms impayables : Rachel Monroe, John Marlowe, Kyle Morgan, Malcolm Nolan, Maria Estevez, Maître Yensi, Kronin, Gangsta Joe, Ryu le cinglé, Baby Doll, Shaolin, le général Fritz Beckenbauer, le colonel Bossuet, Le Dr Oulgakof, le général Breque, Sylvia Holstein… (ces deux derniers étant, on s’en doute sans mal, des clins d’œil enjoués envers certains personnalités du petit monde français de la SF). Erudit, Aubenque glisse également des allusions plus littéraires comme Klark (l’Odyssée de Klark en référence à 2001, l’odyssée de l’espace d’Arthur C. Clarke) et Melnib, un albinos épéiste (hommage amusé et amical à Elric de Melniboné).

Niveau adages, les fans des premiers tomes ne seront pas déçus (souvenez-vous du déjà culte « L’ambition des uns n’est pas celle des autres »), car Aubenque parsème l’OdK de petites trouvailles, de grandes révélations pré-fabriquées ; sa façon à lui de se moquer des morales toutes faites des littératures dites populaires : « – J’espère que nos chemins se croiseront à nouveau, répondit-il d’une voix qui laissait passer une vraie émotion. – Il n’y a que les montagnes qui ne se croisent jamais, fit-elle avant de se détourner de lui. » ; « N’oublie pas que le plus puissant des anges fut le diable lui-même » ; « La stagnation mène à la régression. » ; « Ici, à des milliards d’années-lumière de la Terre, il avait profondément conscience de la futilité de la guerre. La vie pouvait vraiment être une merveille. » Et d’ironiser par la même, sur un certain racisme prégnant de la SF âge d’or, et qui anime encore une frange réactionnaire de la SF actuelle :
« – C’est bon, vous allez la fermer ! tonna Gangsta Joe. On est tous des putains de bridés couleur de merde avec des nez crochus et un cul aussi blanc que la face d’un cadavre, O.K. ?!
Personne ne trouva rien à redire. Malgré les enseignements de l’Histoire, le racisme était toujours le meilleur moyen d’évacuer une frustration intérieure. »

« Cela faisait trois jours qu’il n’avait pas touché à une femme, et il sentait le feu du désir monter en lui. »


Cette caricature des sentiments et des comportements explose en un feu d’artifice de finesse et d’humour dans les rapports hommes/femmes du roman. Alexis Aubenque est le fer de lance d’une science fiction féministe qui s’en prend violemment, avec un sourire carnassier, à une certaine SF guindée, old school, machiste, qui fait des héros des bêtes de sexe aux aguets et des femmes des proies dociles, cruches et vulnérables qui viennent chercher le réconfort dans des bras musclés (le symbolique « [La femme était] assise à quatre pattes » du premier tome).

On se souvient de Delphine (La chute des mondes) qui bravait la féodalité patriarcale de sa planète en allant se baigner nue dans un étang secret, caché à l’orée du Bois Magique ; ou encore des coutumes des habitants de Wellington (L’empire perdu), société également patriarcale, où les hommes pratiquent la chasse à courre (et où les proies sont de fragiles créatures presque humaines). Aubenque a beau faire de la parodie, son récit dessert également un propos engagé, moderne, farouchement humaniste et égalitaire.

Klark Alister, qu’Aubenque entoure régulièrement de verbes d’actions révélateurs (introduire, pénétrer…), est le réceptacle de ce machisme primaire – comme un prisme de tous les héros de cette SF bas du ventre tels que Blade et Gilles Novak, en passant par les héros de Gor ou du cycle de la Grande Fornicatrice. La science fiction est / était un genre résolument masculin ; tout cela est en train de changer ; Aubenque le sait bien et enfonce les derniers sursauts d’une virilité arriérée : « Aussi différents d’aspects qu’ils puissent être, les hommes étaient partout les mêmes : foutrement attirés par la luxure ! »

Ainsi Rachel Morgan, en proie à un profond désespoir, va tomber dans les griffes de Klark dans la fameuse scène du parc lunaire : « Il se rapprocha d’elle et la prit dans ses bras. Lentement, comme réticente, Rachel enfouit sa tête contre son torse, puis avec confiance elle se mit à pleurer comme si elle ne devait jamais s’arrêter. Klark garda le silence. Il n’y avait rien à rajouter. Il leva les yeux et admira la Terre qui survolait le parc. » (le cynisme de la scène étant souligné par cette Terre en trompe l’œil survolant les amoureux). Klark qui va ensuite lui faire vivre un amour sincère : « Jamais l’acte sexuel ne lui avait semblé aussi ardent. Chaque caresse, chaque baiser était comme un feu brûlant courant le long de ses nerfs. D’orgasme en orgasme, ils se redécouvrirent avec une passion flamboyante. » Amour qui va le transfigurer lui aussi, lui qui cigare au bec après l’amour, se redécouvre : « Désormais, grâce à l’aide de Rachel et de leurs longues conversations post-coïtales, il avait pris le temps se regarder en face et d’assumer son passé. » Klark, qui moins de vingt pages plus loin, après avoir été séparé de force de Rachel, ne perdra pas de temps pour se réfugier dans les bras de la princesse Lakme : « Elle approcha ses lèvres des siennes et savoura ce long baiser inespéré. A la lueur d’un rai de lumière qui traversait la pièce, elle se laissa déshabiller et oublia toutes les mises en garde de sa mère sur les amours impossibles. » (notez la encore le jeu théâtral qu’Alexis Aubenque applique pour accentuer le cliché de ce passage amoureux).

Cette vision poussée à l’extrême des rapports amoureux, si elle prête à rire, est là avant tout comme une mise en garde de l’auteur envers cette facilité qu’à la littérature de véhiculer des mèmes rétrogrades et dangereux.

Pour le plaisir, voici un dernier extrait homme / femme – dite la scène de l’agonie – où se synthétise les différentes composantes de cet humour ravageur qui font le talent et le charme d’Aubenque :
« Rachel fit une moue désolée [1]. Elle se rapprocha de Morgan et s’assit à ces côtés. Oubliant la répulsion de voir un homme en train de mourir, elle lui prit la main [2] et même si Morgan ne ressentait plus rien dans ses membres, un sourire apparut sur son visage.
Vous avez fait votre devoir. Vous pouvez compter sur moi pour faire de vous un héros, lui assura-t-elle en cherchant ses mots.
Morgan crachota [3] encore un peu de sang. Rachel crut que c’était la fin, mais l’agent retrouva son souffle et lui jeta un regard désabusé.

Un héros ! Qu’est-ce que je peux en avoir à foutre ! Une fois mort, le néant m’emportera comme tous les autres héros de l’Histoire. (Il porta son regard vers l’intérieur de lui-même durant de longues secondes [4], puis le reporta sur Rachel.) Et merde [5], vous savez, j’ai aimé cette putain d’existence. A vivre dans le danger permanent on apprend d’autant plus à apprécier la vie. Plus on a conscience de la douleur, plus on a conscience du bonheur [6], ajouta-t-il.
Rachel lui passa un doigt sur la joue [7]. Elle était attendrie par ces derniers mots [8]. Morgan avait parfaitement raison. Le bonheur n’existe que parce que le malheur est là. Tout ne fonctionne que par couple. Le jour, la nuit. Le froid, le chaud. L’homme et la femme… [9]

Putain, j’en ai baisé des salopes ! s’exclama-t-il avec un ultime sourire aux lèvres.[10] »
[1] la moue traditionnelle [2] l’attitude de faire-valoir caractéristique de Rachel [3] l’emploi inapproprié du verbe crachoter en tant que réducteur de la dramaturgie de la scène et générateur de décalage [4] l’ironie forcée sur les états d’âme du personnage [5] le « et merde » est un autre gimmick récurrent du roman [6] toujours cette raillerie d’une philosophie facile [7] la théâtralisation de la femme faible [8] et cruche [9] la morale à vide poussée au maximum [10] et toujours ce décalage très banksien.

Pour le plaisir de la bouche, je ne résiste pas également à vous citer le passage dit du repos du guerrier, véritable parodie jouissive d’un bon gros John Norman des familles :
« Klark n’en revenait pas. Il se trouvait dans une des plus luxueuses suites d’un palace, dans la cité même de l’acozar Luper, le Falan qui dirigeait la station spatiale et sa cohorte de vaisseaux. Seuls les membres éminents de la société avaient droit à un tel privilège.
Etes-vous rassasié ? demanda une jeune femme qui ressortait la tête du bain.
Nu dans un voluptueux jacuzzi, Klark profitait de la générosité de la fille de joie qu’on lui avait proposée. Grâce à ses branchies, la jeune fille pouvait satisfaire sa virilité sans avoir besoin de reprendre son souffle.

Oui, c’était parfait, la félicita Klark en sentant son sexe toujours aussi dur malgré son orgasme.
L’abstinence n’avait jamais été son fort et c’est avec plaisir qu’il avait retrouvé les joies de l’amour. La jeune fille sortit du bain et alla s’essuyer sans aucune trace de pudeur.
(…) Une nouvelle esclave arriva et se pencha vers lui. Tout aussi nue que la première, elle s’assit sur la margelle du jacuzzi et commença à lui masser les épaules. Il ne put retenir un cri de plaisir. La fille avait de véritables doigts de fée. Il sentit en peu de temps tous ses muscles se détendre, y compris celui qui faisait sa fierté. Il ferma les yeux et se laissa emporter par ces instants d’ivresse sensuelle. »

« Il se croyait plongé dans un véritable roman d’adolescent avide d’émotions fortes. Pourtant telle était la réalité. »

Roman culte, véritable phénomène de société (qu’on pourrait comparer à ce que provoqua en son temps le Rocky Horror Picture Show), les milieux underground du fandom parisien ont déjà célébré l’OdK, organisant des lectures publiques dans des lieux de rassemblement tenus secrets jusqu’au dernier moment. Des déviances s’opèrent dans les comportements, les plus grands fans parsèment leurs échanges de répliques apprises par cœur (quand il ne s’agit pas directement de numéros de page en lieu et place des dites répliques !). Car on l’a dit, on le répète, il y a du Sladek, du Banks, du Pratchett et du Adams dans Alexis Aubenque. La FNAC ne s’est pas trompée en le cataloguant coup de cœur du libraire et ce dès son premier roman. Saluons également le courage et l’audace de l’éditeur qui a su prendre le risque financier de lancer ce jeune auteur, donnant ainsi un coup de fouet salvateur au paysage littéraire actuel.

Poussant l’art de la parodie à son paroxysme, Aubenque nous offre un cadeau divin, un pensum d’humour, doublé d’une véritable réflexion sur les enjeux modernes de la science fiction. A l’heure où le nouveau space opera vise de plus en plus de parts de marché, à l’heure où la science fiction, avide du succès de sa cousine la fantasy, se radicalise dans des recettes efficaces sans âme, l’OdK arrive à point nommé pour questionner la science fiction, pour nous inciter, tout en nous divertissant, à ne pas oublier que la science fiction ne doit pas se complaire dans un fantasme narcissique d’adolescent onaniste. Alexis Aubenque est sans conteste un auteur à suivre de très près. Qui sait quel chef d’œuvre en puissance se cache derrière ces œuvres burlesques au sourire ironique et si amical ?

Car s’il est un grand humoriste, Alexis Aubenque n’en est pas moins un humaniste, et c’est avec une certaine tendresse qu’il abandonne ses personnages (en attendant la suite qu’on nous promet sans plus attendre pour novembre !). Même après toutes les railleries et les cruautés qu’il afflige à ses enfants de papier, on sent poindre une certaine émotion, comme une fraternité, une complicité entre l’auteur, le lecteur et ces personnages prisonniers d’un récit catatonique et figé - comme une pointe d’amour ; et réussir à faire naître ça au sein d’un roman aussi drôle, est assurément la marque d’un grand auteur doublé d’un grand conteur :

« Rachel sentit toute la confusion dans l’esprit de son homme. Elle posa son couteau, et, se rapprochant de Klark, enserra sa taille entre ses bras, la tête posée contre son dos.
Je t’aime, chuchota-t-elle.
Klark sentit ses yeux se mouiller. Jamais il ne s’était senti aussi faible. Alors qu’il avait bravé la mort à de multiples reprises, senti la lame de la grande faucheuse glisser à moins d’un micron de son cou, il n’avait jamais ressenti un tel sentiment d’impuissance. Pour la première fois de sa vie, il ne savait plus quoi faire.

Je t’aime, finit-il par dire d’une voix rauque en se retournant pour lui faire face.
Et s’il avait prononcé cette phrase des milliers de fois, c’était la première fois qu’il lui trouvait un sens.

Et si nous changions les données de bord ? Laissons-nous dériver jusqu’à ce la mort nous sépare, proposa Rachel. As-tu vraiment envie de retrouver l’espèce humaine ?
Klark la fixa avec une tendresse infinie… »

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