Le Mage
« Depuis que j’avais quitté le Sciel, je n’avais pas combattu comme je le fis ce jour-là, en dévalant des versants d’air pour plonger ma lance ou mon épée dans les visages que les fils des Géants de l’Hiver et de la Vieille Nuit levaient vers moi. Si je décrivais dans ses moindres détails la bataille qui se livra ce jour-là en vue d’Utgard, il me faudrait cent pages. Je dirai simplement qu’Éterne fendit le crâne d’un des Géants du Givre jusqu’à la mâchoire et que j’essayai de décapiter et Orgalmir et Borgalmir d’un revers de lame sans y parvenir, de sorte que le géant bicéphale continua de se battre d’une seule tête, bien qu’il y ait assez de sang du cou que j’avais tranché pour teindre tout le Mythgarthr.
De ce sang et d’autres, les fantômes austères suscités par la nudité d’Éterne se repaissaient, et, dans les rayons plans du soleil matinal, ils paraissaient non moins que des hommes, et les lames spectrales infligeaient des blessures palpables que leurs auteurs saluaient de ce sourire joyeux qui se voit sur les crânes, avant de tuer encore. »
Gene Wolfe fait partie des rares auteurs des littératures de l’imaginaire qui ont pris le parti d’écrire des ouvrages exigeants, tant sur la forme (prose soignée) que sur le fond (richesse des intrigues), à l'instar par exemple de M. J. Harrison, romancier dont les oeuvres s'apparentent aux siennes. En dépit de cette exigence incompatible avec les canons populaires du genre, Gene Wolfe est parvenu à s’imposer grâce à la reconnaissance des critiques et du milieu. Aussi à l’aise en science-fiction qu’en fantasy, il a notamment marié les deux avec succès dans son œuvre la plus connue : le cycle du Second soleil de Teur dont une réédition augmentée et pertinente est sortie début 2006 chez Lunes d’Encre sous le titre saugrenu de L’Ombre du bourreau. Soulignons également le remarquable recueil L’Ile du Docteur Mort, toujours disponible chez Ailleurs et Demain, et plusieurs recueils fantastiques réputés chez la défunte et vénérable collection Présence du Fantastique (Denoël).
Aujourd’hui âgé de plus de soixante-dix ans, ce vieux routier du genre s’est offert le luxe d’un cycle de fantasy qui, outre la coquetterie distinguée de ne compter que deux tomes (êtes-vous capable de citer en dix secondes un autre diptyque de fantasy paru ces dix dernières années ?), n’est pas loin de s’imposer comme l’une des œuvres les plus enthousiasmantes de ce type depuis fort longtemps. Le premier tome du Chevalier-Mage – Le Chevalier – avait fait sensation lors de sa parution grand format. La ressortie en poche, en juin dernier, de ce premier tome est l’occasion de revenir sur le second tome paru en automne 2006 – Le Mage – sur lequel nous avions oublié de nous arrêter (l’occasion aussi de réduire la fréquence du traditionnel « Bon, et ces chroniques ? » de notre bien-aimé chef de rubrique).
À la cour du roi Arnthor
Le Chevalier-Mage relate l’histoire d’un adolescent américain qui se retrouve, pour des raisons obscures, dans la peau de Able, un jeune habitant du Mythgarthr – l’un des sept mondes d’un univers médiéval et magique où s’entrecroisent aelfes, dragons, valkyries, ogres et évidemment chevaliers. Suite aux premières rencontres qu’il fait en ce monde – une étrange prophétesse nommée Parka, des Aelfes de feu facétieuses et le chevalier Ravd, Able décide de s’engager sur la voie de la chevalerie. Son apprentissage n'est pas motivé par des proccupations d'ascension sociale, mais guidé par une noblesse comportementale et un accomplissement héroïque. Rapidement, Able trouve sa dame, et l’amour, en la personne de Disiri, la reine des Aelfes de Mousse. Celle-ci lui confie un message à porter au roi Arnthor qui règne sur les terres du Célidon, un des royaumes du Mythgarthr. Partant en quête du roi, d’une épée magique et du monde en vue de devenir un véritable chevalier, Able gagne en chemin la compagnie d’un chat à l’esprit retors, d’un ogre anthropophage et d’un des chiens du Père des Batailles (aka Odin). Dans l’espoir de rencontrer le roi, il finit par prêter ses services à une mission ambassadrice d’Arnthor, conduite par le baron Béhil, en direction du Jotun, le pays des Angrelins (les fils de Angr, la Géante de l’Hiver, et du Surcyn Lothur (aka Loki)). Au terme du premier tome, Able, à dos de griffon, parvient à vaincre un dragon, et, est sauvé d’une chute mortelle par une valkyrie qui l'emporte jusqu’au Sciel.
Le second tome s’intéresse, dans un premier temps, à la mission de pacification de Béhil qui part à vau-l'eau suite à une tentative d’assassinat du roi des Angrelins, malgré le mariage de celui-ci avec la fille de Béhil, et au retour d’Able après un long séjour au Sciel. Puis, dans un second temps, Able retourne en Célidon à la rencontre du roi Arnthor et de sa cour, alors que les menaces d’une invasion barbare s’intensifient.
Mythification
L’intrigue, complexe et elliptique, du Chevalier-Mage, repose sur deux lignes directrices principales (voire trois) : la mythologie nordique et le roman de chevalerie courtois.
La logique « verticale » des différents mondes s’apparente à celle de la mythologie nordique ; leur création découle d’un conte proche de celui des Eddas ; leurs habitants sont des Aelfes, des Humains et des Géants ; le parcours d’Able dans le premier tome est celui d’un héros valeureux qui, mort au combat, est recueilli par une valkyrie en vue de rejoindre l’armée d’Odin (les Einherjar).
« Horizontalement », le monde des humains – le Mythgarthr – est régi par des codes sociaux du roman de chevalerie middle-class, plus courtois, axé sur la quête d’un artefact sacré ou magique. Gene Wolfe reprend les personnages principaux du plus célèbre de ces romans – la légende du roi Arthur (citons les personnages d'Arnthor, Gaynor, Morcaine et Garvaon). Il octroie à Able, à la fois le rôle de Lancelot puisqu’il devient le chevalier de Gaynor, et celui de Merlin, de par les pouvoirs magiques qu’Able acquiert lors de son séjour au Sciel. Et, même à la cour des Angrelins, les intrigues n'ont cesse de se répandre dans les couloirs et sous les matelas.
Gene Wolfe trace un pont intéressant, à la façon d’une chanson de geste, entre la fantasy antique où le héros était avant tout un guerrier valeureux dont la destinée était de mourir au combat, et la fantasy moyenâgeuse où le héros se devait d’être beau, noble et nanti d’une quête (fantasy fortement remodelée par la classe noble désireuse de se lustrer aux yeux du petit peuple). Gene Wolfe marie un monde de mythes et de légendes, et son successeur : un monde rationnel où seuls subsistent les ruines du précédent – les dragons et un brin de magie. L’irrationnel a cédé sa place à des intrigues de chambre.
Gene Wolfe lie ainsi deux pendants de l’évolution du chevalier dans les contes et légendes. Le nom Arnthor – la rencontre entre Arthur et Thor – est révélateur de cette transition.
La troisième ligne directrice, plus en arrière-plan et qui devrait historiquement se rattacher à celle du roman courtois, est le cheminement biblique du narrateur. Cette empreinte religieuse se retrouvant aussi bien sur la partie nordique que sur la partie courtoise, il semble cependant plus adéquat de l’isoler en tant que telle. Ainsi, les mondes du dessus sont explicitement chrétiens : l’Élysion (le paradis), la demeure du divin, et Kléos la demeure des anges (comme Michael – l’archange). Et, au final, Able pratique la guérison par apposition des mains et rejoue l’Eucharistie en faisant boire son sang à Disiri. On peut également relier la Tour-de-Thor et peut-être la Tour de Ver de Garsecg au mythe de la Tour de Babel.
Et démythification
Comme à l’accoutumée, Gene Wolfe ne s’arrête pas là. Au-delà de la reprise des bases de la mythologie nordique et du roman de chevalerie courtois, il détourne leurs fondements pour mieux en jouer et s’en affranchir. Able prend ainsi constamment du recul vis-à-vis de l’histoire ; il relate ses mésaventures avec flegme.
Au niveau de la mythologie nordique, Gene Wolfe s’amuse de l’ordre établi en instaurant une révolution des Aelfes. En effet, celles-ci, mal avisées par les dragons du Muspel, renient leur allégeance aux humains et se divisent en clans farouches : celles qui veulent continuer à vénérer les humains, celles qui refusent, celles qui s’en foutent… À ce beau mic-mac s’ajoute la désertion d’Able du Mythgarthr, puis du Sciel ; celui-ci préfère en effet trouver refuge en Aelfrie. De manière curieuse, la rapidité du passage du temps est proportionnelle à la « hauteur » du monde (le temps passe plus vite au Sciel, qu’au Mythgarthr, qu’en Aelfrie…). Cela donne un sentiment inverse à l’impression habituelle que les dieux ont une existence lente et posée pendant que les humains s’agitent en dessous. Là, ce sont les Aelfes du dessous qui regardent les humains s’agiter.
Le roman de chevalerie est, quant à lui, carrément moqué. Gaynor est une pucelle, Morcaine une salope et du sang de dragon coule aussi dans les veines du roi Arnthor. Pire, Able critique ouvertement sa politique, trop répressive. Arnthor s’avère finalement un tyran. L’intrigue de cour chez les Angrelins reste, pour son compte, irrésolue. Le manichéisme de l’ensemble, qui transparaît dans la création des mondes (tout en haut le bien, et au fur et à mesure que le mal apparaît dans un monde, il est déversé dans le monde du dessous), est détourné par la révélation finale sur les natures proches du Niflheim (l’enfer) et de l’Élysion.
L’aspect religieux est de la même manière infidèle. Le Chevalier-Mage s’affirme pluri-religieux, car si Gene Wolfe puise davantage dans La Bible, on trouve également une Parque, des Taoïstes (ou approchant) – les enfants du Dragon –, un chat nommé Mani, …
La clairière où se raconte les histoires
Si Gene Wolfe joue avec les codes des histoires dont ils s’inspirent, c’est, semble-t-il, pour reproduire dans cette création personnelle, la reproduction naturelle des légendes au fil du temps. De par leur tradition orale, les mythes s’enrichissent, se déforment, se jouent d’eux-mêmes (contrairement à une tradition écrite qui a trop tendance à enraciner des clichés). C’est l’imaginaire qui guide le fil narratif du Chevalier-Mage ; cet imaginaire qui est le moteur de toute tradition orale, cet imaginaire qui est la réécriture permanente des mêmes contes.
Le narrateur, Able, est un enfant. Sa narration, son ton, son incomplétude, sa manière d'ajouter des couches / péripéties inachevées les unes au-dessus des autres (à la manière dont les mondes se sont créés) sont similaires à un rêve, à une histoire (re)racontée par un enfant. Certains personnages vont même jusqu’à discuter sous le lit des géants, se retrouvant ainsi dans la position d’enfants conspirateurs. Dans Le Chevalier-Mage, Gene Wolfe s’adresse en première intention aux enfants et aux adolescents, dans l’optique de leur (re)donner l’envie de jouer avec les contes et les légendes, de ne pas se contenter d'écouter toujours les mêmes histoires mais, au contraire, de se les réapproprier. Les littératures de l’imaginaire ne doivent pas ramollir l'imaginaire mais le susciter.
Les petites histoires du Chevalier-Mage se résument toutes (ou presque) à des histoires d’amour naissantes ou perdues. Loin de s’engluer dans la mièvrerie, Gene Wolfe, par petites touches, évoque par ce biais cet amour (perdu) des contes, de l’imaginaire, des mythes et légendes vues et revues avec les yeux d’un enfant, un enfant à chaque fois différent. Raconter une histoire est ainsi vécu par Able comme un acte d’amour.
Le rapport constant au Sciel, le heaume qu’abandonne Able et qui lui permet de voir la vérité (à savoir que Disiri n’est qu’un rêve issu de la Nature et qu’Odin n’est qu’une ombre lumineuse – ni Bonne ni Mauvaise donc) confirment que tout n’est que création, rêve ; un rêve qui ne prend vie et forme que quand Able le rend vivant par le don de son sang, le don de lui-même. Le conte n’existe que si on le façonne. Et chaque lecteur / enfant a cette capacité de création – cette capacité est soulignée par la dualité du nom du héros Able / Art (être capable de créer de l’art). En notant que le cœur de la quête de Able au Grand Cœur, chevauchant sa monture céleste Nuée, est la reine Disiri et l’épée Éterne, on pourrait résumer Le Chevalier-Mage comme la conquête de l’éternité via un désir / amour de tous les instants porté par l’infinie nuée de l’imaginaire.
La thérapie par la fantasy
Pour compléter cet éloge de l’imaginaire, on peut s’intéresser aux raisons de la venue d’Able en Aelfrie. Il semble acquis que sa capture est en réalité un échange, motivé du côté aelfe par l’acquisition d’un instrument modelable dans les conflits inter-mondes. Cependant, Gene Wolfe est peu loquace sur la vie du vraie Able (ou Art). Tout juste sait-on que sa mère est morte, son frère distant et qu’apparemment il a été victime d'un accident (en voulant grimper à un arbre pour aller vers le (S)ciel ?). Il y a donc une perte au niveau de la famille, accentuée par une perte (ou une mort ?) corporelle. Cette perte peut symboliser la disparition de cette transmission orale, dont le noyau est la famille. Cette disparition est résorbée au travers de la quête d’Able et de sa (re)découverte du sens de la chevalerie (sens qu’il n’hésite pas à définir lui-même). Sa quête finit par lui rendre et sa mère et son frère (personnifiés par la mère et le frère du véritable Able). À l’instar de La Mort du Docteur Ile, Le Chevalier-Mage devient un roman de thérapie, qui s'achève par la guérison du héros – guérison portée par les voies de l’imaginaire (cf. L’Ile du Docteur Mort).
Et sinon c’est bien comme bouquin ?
Certes. Tout cela est fort intéressant et on pourrait continuer à disserter longtemps sur les argumens portés par Le Chevalier-Mage, mais cela ne vous dirait pas si c’est cool à lire. La réponse serait un oui et non de barbu haut-normand. Le premier tome, Le Chevalier, ne devrait pas poser de problème. Si le ton elliptique et la non-conformité de l’intrigue risquent de bloquer le bragelonnien mnémosé, le roman est suffisamment drôle et rythmé pour maintenir l’attention et offrir un grand plaisir de lecture. La profondeur du propos demeure un « plus » pour les lecteurs adultes demandeurs d’une démarche littéraire de qualité.
Cependant, le second tome, Le Mage, pèche à captiver l’attention. Si la richesse du propos et de la forme reste présente en arrière-plan, ainsi que l’humour, il faut reconnaître que le roman s’enlise dans sa première partie. Gene Wolfe en fait trop dans les intrigues à la cour des Angrelins. Les narrations croisées se multiplient et perdent facilement un lecteur non averti. Gene Wolfe joue trop avec les ficelles du roman courtois et oublie de rythmer son roman. Un chapitre comptait six pages en moyenne dans le premier opus ; il en compte douze dans le second.
Heureusement, cet enlisement se dissipe dans la seconde partie du récit quand Able reprend le contrôle et que Wolfe abandonne ses narrations croisées et ses ficelles de cour. Cette partie est à la hauteur du premier tome. Elle laisse cependant quelque peu sur sa fin car, même si on est habitué aux questions en suspens de la part de l’auteur, le dénouement paraît un peu rapide. Aucune des intrigues n’a de véritables conclusions : la quête d’Able, la révolution des fées et les intrigues chez les Angrelins. En vérité, le roman s’achève à la fin de la thérapie d’Able / Art, quand celui-ci comprend que le monde vit à travers et grâce à lui.
En définitive, malgré une nette baisse de régime dans toute la première moitié du Mage (qui impose de bloquer de longues plages de lecture pour maintenir le cap sans sombrer), Le Chevalier-Mage est une œuvre essentielle dans le panorama actuel de l’imaginaire. Mélange étonnant entre mythes nordiques et roman courtois, il est doublé d’une réflexion sous-jacente sur la pérennité et l’évolution des mythes. Lassé, on le devine, par les lois d’un marché uniformisant qu’il a vu grandir, Gene Wolfe tente de ressusciter cet amour de l’imaginaire que les générations qu’il a vu grandir sont en train de perdre. Nul doute qu’il y parvient. Reste à savoir si les générations en question auront la curiosité de le lire.
« Si je meurs et que tu survis, Toug, tu devras affronter des adversaires plus terribles que les Angrelins, et beaucoup plus subtils : les chuchotis, les sourires narquois, les regards en coin. Tu as compris ?
- Je crois, Messire Svon.
- Tu devras les affronter. On les affronte en trouvant une bataille où on devrait mourir et où on ne meurt pas. Puis une autre, et une autre encore, sans répit. »
A.K.