Cosmos Incorporated
Ce n'est pas sans une certaine appréhension qu'on attendait le nouveau Dantec. Avec Villa Vortex et sa fin en piquet vrillé vers les abîmes insondables du n'importe quoi, il avait dérouté les plus chevronnés de ses fans. Puis il y avait eu l'affaire de ses vœux envoyés au Bloc Identitaire. On était finalement moins choqué par la démarche que désolé de voir un écrivain de sa trempe s'acoquiner avec de pareils débiles. D'autant que la péripétie lui avait coûté le soutien de Gallimard.
Un changement d'agent littéraire et d'officine d'édition plus tard, Cosmos Incorporated touchait enfin nos côtes. Annoncé au prix d'un battage médiatique maison qui faisait un peu petit bras face au rouleau compresseur Houellebecq, qui sera passé premier partout, et enfin capillairement revenu à la raison Maurice G. Dantec – écrivain nord-américain de langue française – a traversé l'Atlantique pour porter son bébé sur les fonds baptismaux de la grande foire de la rentrée littéraire. "Alors ?" me demanderez-vous. "Quelle gueule il a ce bébé ?"
Et bien… il ressemble à son papa. Il n'est pas dénué de paradoxes.
Tout commence par l'arrivée de Sergueï Diego Plotkine au Terminal Aérospatial de Windsor, Ontario. Lasérisé, scanné, multi- scanné, interrogé, s'il passe sans encombre les différents postes de sécurité, c'est que rien n'a été laissé au hasard. Car Sergueï Diego Plotkine est un cyborg, membre d'un ordre d'assassins qui vient au Canada remplir un contrat. Pourtant nous sommes en 2057, et les cinq décennies du Grand Djihad, qui ont conduit le monde bien prêt de l'effondrement final (terminal ?), ont enseigné aux dirigeants de l'Unimonde Humain à contenir à la source une menace comme celle que représente Plotkine. Mais le subterfuge qui lui permet d'entrer sur le continent américain est aussi simple que terrifiant. Il a oublié qui il est. Du moins on s'est assuré qu'il l'oublie. Il ne sait plus que ce qu'aucune machine ne pourrait lui arracher : sa condition de tueur, et le nom de l'homme qu'il doit abattre : Orville Blackburn, le maire de Grande Jonction.
Coincé entre le Canada au nord et les décombres, au sud, de ce qui furent les Etats-Unis d'Amérique avant que le Grand Djihad et la deuxième guerre de Sécession ne les démembrent, Grande Jonction est une enclave autonome, située en territoire Mohawk. Un statut particulier, qui la place en retrait de cet Unimonde Humain qui préside tout entier aux destinées des hommes, leur promettant "Un monde pour tous, et un dieu pour chacun". Cette situation particulière permet à Grande Jonction d'être l'un des derniers cosmodromes privés, dans un monde où la science marche à rebours, dès lors qu'elle ne sert plus un profit immédiat. Sorte de no man's land où toutes les règles sont floutées, Grande Jonction est aussi le point de ralliement de toutes les mafias, tous les trafics et tous les parias, qu'ils soient adeptes d'une religion chrétienne ou judaïque interdite, activiste pro androïde, ou échappés de camps de transit sanitaires.
Depuis la chambre de son hôtel, Plotkine va partir à la découverte de Grande Jonction, et de l'homme qu'il est vraiment, aidé en cela par El señor Métatron, son IA privée. Un "ange" comme disent les programmeurs.
Lorsqu'il entame sa narration, dans un style débarrassé de ses plus irritantes scories, Dantec rassure. On est dans le concret. Son entrée en matière, à l'esthétique maîtrisée et glaçante, évoque Gibson ou Ballard. Et on se prend au jeu d'autant plus volontiers que l'on est demandeur. On suit cette intrigue bien construite en forme de thriller, et on se laisse gagner par l'atmosphère déliquescente de son univers. Du moins jusqu'aux environs de la page deux cent cinquante, où là, les choses se corsent singulièrement. Dantec parle de cette partie comme "d'une muraille de glace" érigée à dessein, mais pour le franchissement de laquelle il a laissé les crampons à la disposition du lecteur. Il néglige en revanche de préciser que la muraille est en surplomb et que les crampons furent récupérés, d'occase, dans une vieille brocante de Chamonix où Maurice Herzog les aura certainement laissés en dépôt vente à son retour de l'Annapurna (en 1950).
A mesure que Plotkine découvre sa véritable nature, Dantec abat son jeu, et entame une longue réflexion sur la puissance du Verbe incarné. Un travail de mise en abîme qui n'est pas inédit, mais dans lequel il est toujours intéressant de se replonger. Toutefois, là où un Christopher Priest choisit la voie de l'émotion dans la Fontaine Pétrifiante, Dantec prend délibérément le parti de la complexité. Et quand Egan rencontre Vanneghem, on s'accroche, on s'accroche… et puis on décroche, car parfois la bonne volonté n'y suffit plus. Et c'est dommage.
Dommage parce que d'une part la vraie problématique de son roman, à savoir la fin du monde comme effet de la dévolution commune de l'homme et de la machine, n'y apparaît plus que noyée dans les envolées mystico-verbeuses dont seul il a le secret. Et d'autre part il passe sans doute à côté d'un de ses meilleurs romans. Au bout du compte, on arrive essoufflé jusqu'aux dernières pages du roman, qui sont pourtant parmi les plus belles qu'il ait écrites à ce jour. Elles sont belles parce qu'enfin il y laisse parler l'émotion, plutôt que la technicité du langage. Son plaidoyer pour une lueur d'espoir (il préfèrerait peut-être que l'on dise son prêche) est certainement ce qu'il y a de plus surprenant dans Cosmos Incorporated, car Dantec, toujours froid comme la mort ne nous avait pas préparé à une écriture si vivante. Et on aimerait pourtant s'y habituer. Lui qui aime tant les risques, c'est peut-être le plus gros risque qu'il ait pris dans ce roman. Celui d'entr'ouvrir un peu son armure de carbone-carbone, pour nous laisser apercevoir un peu de peau nue, sans perdre pour autant une once d'efficacité.
Il n'en reste pas moins que Dantec a quelque chose de rare en lui. C'est ce qui fait que, toujours, on a envie de voir où il veut nous emmener, d'écouter ce qu'il essaie de nous dire. Parce que le vrai roman de Maurice G. Dantec, c'est Maurice G. Dantec. On lui pardonne toujours, parce qu'il marche vers la Lumière, et qu'on veut voir comment il y parviendra. Alors forcément on ne regrette pas tout à fait Cosmos Incorporated, et on achètera le prochain.