Smoke city
« Certains affirment que la lueur qui vient se refléter à la surface d’un verre de whisky est aussi envoûtante que de plonger dans les yeux d’une femme. Mais on ne m’enlèvera pas de la tête qu’il faut toujours se méfier du diable quand il vous rend visite en robe moulante. »
Illustrateur parmi les plus prolifiques du milieu SFFF – plus de soixante-dix couvertures sur ces sept dernières années, soit près d’une par mois –, Benjamin Carré se fend à présent d’une bande dessinée. Smoke City, premier tome d’un diptyque, a ainsi débarqué dans les bacs en mars dernier, avec un léger retard de deux ans… Les amateurs de Benjamin Carré vont enfin pouvoir retrouver l’univers visuel sombre, à tendance polar, qui prévalait dans ses illustrations sur un album entier. Pour ceux qui ne font pas attention aux auteurs des couvertures, Benjamin Carré est notamment l’illustrateur de Matheson, Dick, Priest et Bisson chez Lunes d’encre, ainsi que le responsable de la très sobre et belle maquette de la collection Interstices de Calmann-Levy.
Si la couverture de Smoke City caresse la pupille, ainsi qu’un rapide feuilletage de l’album – la patte de Benjamin Carré est bien là – la lecture de Smoke City, en revanche, rebute sans discontinuer tant le scénario est rabattu, la narration inepte et la réalisation bâclée. C’est une chose de savoir dessiner, et de faire des couvertures mignonnettes et efficaces commercialement, cela en est autre de créer et raconter une histoire via des dessins. Benjamin Carré, à aucun moment, ne franchit les limites du premier stade.
L’histoire d’abord. Un ancien groupe d’as de la cambriole se retrouve, six ans après leur séparation, sur l’initiative d’un mystérieux commanditaire, pour aller dérober une encore plus mystérieuse momie. Et évidemment, il y a un traître parmi eux. Tout l’album se résume à la reconstitution, membre à membre, du groupe (trente-quatre pages) et à l’opération sus-dite. À moins de n’avoir jamais lu ou vu de polar de sa vie, aucune lectrice éveillée, majeure et non ménopausée, ne peut s’intéresser à un récit aussi formaté et stéréotypé. Linéaire. Sans surprise. Au dénouement convenu. Ajoutez tout au plus deux ingrédients modernes, un afro et une asiat’, pour plaire aux plus jeunes d’entre nous. Le premier tome de Smoke City ressemble ni plus ni moins à l’idée que se fait un gamin de huit ans d’un polar. Benjamin Carré n’est, il est vrai, pas aidé par son scénariste Mathieu Mariolle, qui s’avère aussi inefficace qu’un mauvais Morvan (redondance) – dialogues irréels, narration absente du dictionnaire et fausse voix off noire vide de tout sens.
Scénario 0. Narration 0. Dessin 5/10.
Certes, les dessins ne sont pas hideux ; c’est Benjamin Carré tout de même. Dans l’ensemble, l’ambiance générale peut plaire : l’homogénéité des couleurs (sombres), les effets de brouillard / fumée persistants réussis. Dans le détail, cela demeure cependant assez pauvre. Les décors sont, comme pour ses couvertures, du simple paintover (dessin sur photo) ; les personnages sont, non seulement laids et bâclés (traits changeants d’une planche à l’autre quand ils ne sont pas juste esquissés maladroitement), mais ils ont été collés par dessus le reste suivant la méthode dite du sagouin – je n’ai rien contre les découpes mais là c’est carrément crade (notamment au niveau des formes féminines de la rouquine) ; l’ensemble donne une impression de non-relief permanent assez pénalisante quand on veut faire de la ville un des personnages centraux. À noter quelques mises en page intéressantes, très cinématographiques – ce qui est assez fréquent chez la nouvelle génération de dessinateurs mais que Benjamin Carré maîtrise plutôt pas mal (voir les pages 9, 20, 30 et suivantes) – mais, à part ça, peu d’inventivité.
Donc, hormis le plaisir peut être primaire de zieuter des dessins de Benjamin Carré – quoique ceci dit il y a très peu de belles planches, la majorité étant des planches de dialogues sur-découpées –, il n’y a rien à sauver de ce premier tome. Sans originalité et sans personnalité, le scénario débile peine à justifier l’existence de la ville du titre. Sans histoire, sans géographie, sans vie, elle ne se résume qu’à un copier coller résonnant des influences diverses de Benjamin Carré – genre visite guidée de mon album photo urbain. Certains prophètes y verront sans doute une intemporalité d’une perfection divine, plus simplement on se contentera de dire que c’est une solution de facilité qui, en fin de compte, ne donne aucune identité à la ville et par la même achève de ne donner aucun sens à l’album.
Bonne nouvelle. Cela n’augure en rien de la qualité du second tome. Si ce premier tome est réaliste (à l’intemporalité de la ville près), le second tome devrait s’orienter davantage vers du fantastique ou de la SF. En effet, le flash forward de la première planche indique dès le départ que la momie est vivante – indice repris dans la dernière case de l'album. Espérons que le scénario sera cette fois à la hauteur et que le dessin sera plus (r)affiné et mature. Même si vu le délai d’arrivage de ce premier tome, on peut prévoir la naissance du second pour… 2012 ?
Citons Benjamin Carré pour conclure : « L'univers graphique de Smoke City est un grand n'importe quoi sur le plan historique et chronologique. » Pas mieux.