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Nec Deleatur

Aux éditions : 
Date de parution : 30/07/07  -  Livre
ISBN : 9782353351060
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Lavadou   - le 31/10/2017

Nec Deleatur

Frédéric Delmeulle, chercheur en audiovisuel né en 1966, a publié plusieurs articles et ouvrages sur le cinéma, notamment sur l’histoire du documentaire. Il débarque dans la sphère SF par la petite porte via un éditeur indépendant justement nommé… Editeur Indépendant, fonctionnant sur le modèle de l’impression à la demande. Delmeulle bénéficie cependant du soutien de Gérard Klein qui, s’il n’a pas publié son roman, a exprimé le bien qu’il en pensait. Plusieurs années après son écriture, Nec Deleatur parvient donc jusqu’aux lecteurs accompagné d’un buzz plutôt positif (voir par exemple l’interview de l’auteur sur le Cafard Cosmique).

L’Histoire visitée

1910, Londres. La mort suspecte de trois frères et de la famille de l’un d’eux met deux journalistes assidus sur la piste d’un mystérieux homme sanguinaire qui profite du colonialisme en Afrique pour s’enrichir.

1993, Dudinka (ex-URSS). Un Français achète un sous-marin nucléaire à un ancien commandant soviétique, que l’argent pousse à trahir sa nation.

Aujourd’hui, Paris. Child Kachoudas, détective spécialisé dans la recherche sur le net et féru de cinéma, est contacté par son oncle qui lui annonce avoir fabriqué une machine à voyager dans le temps. Ils partent ainsi tous les deux explorer le passé. Mais tout ne se passe pas comme prévu…

Terrain glissant mais dérapage contrôlé

S’attaquer au thème du voyage dans le temps n’est peut-être pas le choix le plus aisé pour un premier roman aujourd’hui. Depuis Wells, les déplacements temporels et leurs paradoxes ont été maintes fois utilisés et même usés jusqu’à la corde. Frédéric Delmeulle en est parfaitement conscient et aurait pu s’y casser les dents, mais il s’en tire plutôt bien. Il a tout d’abord le mérite d’exposer clairement et en détail les règles admises du paradoxe temporel, un peu à la manière d’un Houdini qui s’enfermerait sur scène devant les spectateurs dans une caisse transparente remplie d’eau, les mains enchaînées. On est prévenu : l’auteur n’évitera pas le problème. On est alors curieux de voir comment il va s’en sortir et il faut avouer que, si la solution qu’il propose n’a rien de grandiose ni de miraculeux, elle est cohérente et nous entraîne sur un terrain philosophique plus original que des théories scientifiques parfois fumeuses. On ne peut pas en dire trop, mais avec ce roman – et surtout sa fin – Delmeulle s’interroge de façon assez originale sur le sens de la vie, sur notre place sur Terre et notre rôle dans l’Histoire.

Car c’est vraiment l’Histoire qui joue le premier rôle dans ce récit, plus que les explications techniques sur le voyage temporel. On sent l’auteur passionné par son sujet. Il plonge avec fougue dans le fantasme de l’historien qui peut enfin contempler l’Histoire en face aussi bien que les histoires, les petites qui sont escamotées par la grande et qui disparaissent avec la mort de ceux qui les ont vécues. Mais il ne perd pas pour autant son esprit critique. Bien sûr, le lecteur aura droit au couplet assez conventionnel sur la cruauté de l’Homme au fil des siècles, passage éculé mais inévitable. Mais il recevra également une critique moins « politiquement correcte » du colonialisme européen en Afrique : « J’en étais arrivé à la conclusion que Niama Gounda est l’équivalent africain de nos ogres et croque-mitaines d’Europe. Un personnage parfaitement mythique mais symbolisant d’une certaine façon l’Homme Blanc et son atrocité ordinaire… ». Plus généralement, on sent Delmeulle assez désabusé face aux échecs des grands systèmes politiques et économiques du XXème siècle : colonialisme, communisme, capitalisme. Comme si ce coup d’œil sur l’Histoire avait eu pour effets la mise à jour d’une vaste supercherie et la compréhension que le passé est un objet de pouvoir : « L’histoire, en fait, ça se résume simplement à ce que veulent bien en retenir les mentalités collectives d’une époque, prisonnières d’un contexte socio-culturel donné. L’histoire admise est alors celle qui est immédiatement utile au présent et aux pouvoirs ». L’auteur ajoute à cette conception désillusionnée une composante plus personnelle et plus… morbide : « Dans tous les cas, un historien, ça recensait des cadavres, en collectionnant d’étranges trophées pour prouver que lui était vivant, et les autres tous morts ». Cette convocation (volontaire ?) de Philip K. Dick résume l’originalité d’un discours qui ne manque pas d’intérêt.

Plusieurs époques, plusieurs styles

Au-delà du contenu, la lecture de Nec Deleatur est assez agréable. Frédéric Delmeulle varie les styles en fonction des époques qu’il raconte, démontrant une volonté de cohérence et de sérieux toute à son honneur. Les chapitres se passant en 1910 adoptent un ton enjoué et courtois, et l’auteur ne cache pas ses références, entre Gaston Leroux et H. P. Lovecraft. Le récit de 1993 et du présent est à la fois plus moderne et plus froid, presque cynique, marquant les désillusions de la fin du XXème siècle et du début du XXIème. Chaque période possède son propre style, sans que cela soit trop voyant ni trop fastidieux. De manière générale, le texte se lit bien et vite, le dosage entre les descriptions et les dialogues est équilibré.

Si tout cela n’atteint pas des sommets de talent, l’auteur nous gratifie quand même de quelques passages très réussis, notamment dans la description des ambiances ou la retranscription des sentiments : « Son rôle à lui, dans cette histoire, lui semblait plus incertain que jamais. Restait-il quelque chose à faire, maintenant ? (…) “Faire”, “maintenant”… C’étaient des mots qui ne disaient plus grand-chose, qui avaient comme perdu leur pouvoir, qui ne formulaient plus rien, petites bulles désormais inviolables, hermétiques ; des œufs à la coquille trop dure dont rien ne sortirait jamais ». On regrettera juste, au niveau du style, le retour systématique à l’ironie et au sarcasme, notamment au détour des conversations, qui vient rompre trop souvent le charme de l’écriture.

Quelques défauts

Ce reproche rejoint un autre que l’on peut faire à l’auteur : le choix d’écrire un récit d’aventure, dont la légèreté jure parfois avec le sérieux du sujet. Que ce soient les conversations aux réparties bien senties ou les scènes d’aventure historique, Nec Deleatur manque parfois de rigueur ou de retenue. De plus, le roman présente quelques longueurs. Le dénouement, aussi intéressant soit-il, manque d’envergure par rapport aux cinq cents pages qui précèdent, même si le déroulement du récit est en soi parfaitement logique.

Par ailleurs, le texte est parfois trop référencé. Delmeulle est un passionné de cinéma et cela se voit. L’intelligence artificielle qui occupe la machine à voyager dans le temps est un avatar de Marlène Dietrich. L’amour de l’auteur pour cette actrice – et ses rôles – le pousse à humaniser un peu trop vite un être numérique sans justification particulière. De même, de Jules Verne à Alien en passant par le « Paris des vieux films », le récit est truffé d’hommages plus ou moins évidents. Tout cela est assumé mais donne au décor un aspect fantasmé qui entache un peu la crédibilité de l’ensemble.

Mention honorable

Malgré ces quelques défauts, Nec Deleatur est un livre bien écrit, se sortant avec une certaine réussite d’un sujet épineux qui aurait pu mener son auteur droit dans le mur. Frédéric Delmeulle l’évite et écrit un premier roman honorable, qui ne laissera peut-être pas une marque indélébile dans le paysage de la SF française, mais qui mérite le détour.
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