La Parallèle Vertov
Frédéric Delmeulle est, sans surprise après avoir lu ce roman, historien de formation. Il a également consacré une partie de ses études à l’histoire du cinéma, ce qui n’étonnera pas non plus les lecteurs (Marlene Dietrich, incarnant tous ses rôles, comme avatar de l’intelligence artificielle du Vertov ?). Son parcours professionnel l’a amené à travailler dans le dédale des archives de la BNF et de la cinémathèque, encore un parallèle avec le personnage principal de sa fiction. Aujourd’hui professeur d’histoire en Basse-Normandie, il continue parallèlement son métier d’écrivain. La Parallèle Vertov est son premier roman, et a été suivi par Les Manuscrits de Kinnereth, mettant à nouveau en scène Le Vertov.
Destins parallèles
1910 : Joseph Reboul, jeune journaliste français pour L’Epoque, se rend à contrecœur à Londres en compagnie du directeur adjoint du journal, Alfred Petit. Comme Joseph ne parle par un mot d’anglais, il est confié par Alfred à John Grierson, journaliste et enquêteur pour Le Globe. Loin de lui proposer une simple visite touristique de la ville, le journaliste anglais demande à Reboul – dont la réputation de fin limier a traversé la Manche, qui aurait inspiré le personnage du détective Joseph Rouletabille créé par Gaston Leroux – de l’aider à résoudre une mort mystérieuse : celle de Charles Railegh, bedeau de l’abbaye de Westminster, dont le corps sans vie a été retrouvé dans le chœur de l’Eglise, alors que cette dernière était fermée à clé de l’intérieur : aucune trace d’effraction, mais le bedeau semble être mort de peur, et une partie de l’abbaye a été ravagée pour une force inexpliquée. Piqué au vif par cette affaire, Joseph Reboul va chercher à démêler les fils de cette histoire, qui va le mener au père de Charles, Thomas Railegh, dont la fortune suspecte semble mêlée aux plus grandes horreurs du siècle, et sur laquelle il va enquêter tout au long sa vie.
Région parisienne, à notre époque : Child Kachoudas, historien intérimaire, gagne sa vie en réalisant des missions de recherches dans les archives du monde entier. Son oncle, José-Luis de Almédia, avec qui il n’avait jamais vraiment noué une relation, fait soudainement appel à ses services, en lui demandant de visionner les funérailles du roi Edward VII : à la grande surprise de Child, c’est le visage de son oncle qu’il découvre parmi la foule venue assister à la cérémonie, et qui fait un clin d’œil à la caméra, qui lui est destiné : son oncle a mis au point une machine à voyager dans le temps, installée dans Le Vertov, un ancien sous-marin nucléaire russe, et invite son neveu à prendre part à ses explorations temporelles, une invitation qui ne se refuse pas. Première destination : 117 après Jésus-Christ, au moment de la mort de l’Empereur Trajan… mais cette première visite temporelle tourne mal, et il semblerait que nos deux voyageurs du temps aient modifié par erreur un événement historique d’une grande importance…
Quel est le lien qui réunit toutes ces époques, mais surtout toutes ces vies et destinées ? Que va découvrir Child Kachoudas lors de ses pérégrinations temporelles en compagnie de son oncle et de Marlene, l’intelligence artificielle du Vertov ?
Prendre la tangente
La Parallèle Vertov est donc une histoire de voyage dans le temps, qui dès le départ questionne les paradoxes habituels de causes et conséquences, et les possibles effets papillon. Les grands hommes font-ils l’histoire, ou l’histoire a-t-elle sa propre force, avancera-t-elle sans les individus qui l’ont marquée ? Comment ne pas interférer dans les époques visitées, et si c’est le cas, comment réparer ses erreurs ? Mais aussi, et c’est très important, le roman est basé sur une enquête, celle qui débute en 1910 à Londres, et par laquelle le lecteur découvre au fur et à mesure le destin de l’ensemble des protagonistes. Cette recherche à travers temps accroche et suspend au récit, dans l’attente de la révélation finale qui expliquera tout.
Le rôle de l’histoire est mis en exergue par les découvertes faites par Child, ces voyages à travers les époques l’amènent à reconsidérer le rôle dévolu à l’historien : « Sans doute n’avait-il jamais pleinement réalisé avant cet instant que son attrait pour l’histoire ne dissimulait rien d’autre qu’une fascination dévorante pour la mort. Faire de l’histoire, à ce qu’on lui avait dit, c’était ressusciter des vies passées. Il se demandait maintenant si ce lieu commun ne cachait pas l’essentiel : faire de l’histoire, c’était d’abord déterrer les charognes. ». De quelle manière travaille l’historien, que sait-on réellement sur les siècles passés ? L’’histoire n’est-elle que contes fictionnels, comme la vie romancée d’Hadrien par Marguerite Yourcenar, qui sert de référence à José-Luis lorsqu’il décide de réaliser leur premier saut en 117 ? Peut-on laisser des horreurs se réaliser, des meurtres et des injustices, pour le bien de tous, mais en faisant souffrir des innocents ?
A la fin du roman, on ne sait plus vraiment où commence l’histoire ni où elle se termine, comme nous en prévient le narrateur lorsque nous ouvrons les premières pages. Nous sommes confrontés au syndrome du serpent qui se mort la queue, que l’on retrouve dans nombre de romans traitant du voyage dans le temps, mais qui est parfaitement maîtrisé par l’auteur, ce qui permet au lecteur de suivre et d’adhérer à son contournement des paradoxes.
Cette histoire est complète et se suffit à elle-même, osant une conclusion des plus démesurées, mais avec humour, qui propose notamment une métaphore religieuse un peu irrévérencieuse sur l’ironie du sort réservé aux trois passagers du Vertov.
Un temps d’arrêt
La Parallèle Vertov fait partie de ces romans dont il ne faut pas trop en dire, sous peine de gâcher le plaisir de la découverte par le lecteur. Cette fiction, que l’on a du mal à lâcher avant la dernière page, comblera les attentes de tous ceux qui aiment les histoires de voyages dans le temps, les jeux de faux-semblants et l’ironie du destin. On espère retrouver à nouveau Child Kachoudas, à la manière d’un Docteur Who, évoluant à sa guise dans le temps mais n’y étant plus lui-même rattaché, à jamais en dehors de l’humanité.