Dômu
Quoique son nom soit moins connu chez nous que ceux d’Osamu Tezuka ou d’Akira Toriyama, Katsuhiro Ōtomo est lui aussi un grand nom du manga, qui a œuvré aussi bien dans le manga papier que dans l’animation. Né en 1954 au Japon, il connaît dans les années 1980 un succès fulgurant avec Akira, en manga, puis en film d’animation, une œuvre saluée par la critique internationale et généralement reconnu comme un chef d’œuvre. Peu avant, il publie Dômu (« Rêves d’enfants » en japonais), qui obtiendra en 1983 le Prix Seyun, l’équivalent nippon de notre Grand Prix de l’Imaginaire. Dômu fût l’un des premiers mangas publiés en France, par les Humanoïdes Associés, dès le début des années 90 et nous revient cette année en un seul volume.
Une série de suicides mystérieux
L’inspecteur Yamagawa et son équipe enquêtent sur une série de suicides ultra-violents. Tous ont eu lieu dans la même tour d’immeuble d’un quartier résidentiel, dans des lieux impossible à atteindre, et sans que les victimes semblent avoir de prédisposition au suicide. Et, à chaque fois, un objet appartenant à la victime disparaît mystérieusement. Y a-t-il un meurtrier dans l’immeuble ? Qui parmi les habitants du quartier pourrait avoir commis ces crimes horribles ? Yoshikawa, le père alcoolique au chômage qui vit seul avec son fils ? Yo-Chan, le colosse simplet au cerveau d’enfant dans un corps d’homme ? Ou Mme Tetsuda, cette femme sinistre qui promène une poussette vide depuis qu’elle a accouché d’un enfant mort-né ? Peu après le début de l’enquête, l’inspecteur Yamagawa est retrouvé mort à son tour. Et à mesure que les meurtres s’accélèrent, la police va découvrir que l’immeuble maudit est en réalité le terrain d’un terrible affrontement entre deux esprits hors du commun…
Une réussite
Dès le premier coup d’œil, Dômu rappelle sans hésitation le chef d’œuvre de Otomo. On y retrouve la thématique des pouvoirs psychiques démesurés confiés à un enfant (ou un adolescent, dans le cas d’Akira), cette dichotomie entre l’innocence et la puissance. Mais aussi une certaine parenté graphique, avec ces vues d’immeubles dévastés qui n’est pas sans rappeler le monde post-apocalyptique d’Akira. Pourtant, plus que la simple esquisse d’un chef-d’œuvre à venir, Dômu est aussi une œuvre complète qui se suffit à elle-même, avec ses thématiques et sa force propre.
Là où Akira relève de l’anticipation, Dômu prend place dans un décor tout à fait contemporain, celui d’une cité HLM japonaise des années 80, auquel le dessin détaillé contribue à donner un cachet très réaliste. L’auteur s’est d’ailleurs inspiré d’un véritable fait divers pour écrire son histoire. L’intrigue commence comme une simple énigme policière, et nous plonge dans le fantastique par petites touches, jusqu’à l’affrontement final complètement démesuré. Ōtomo excelle dans la mise en place d’une ambiance inquiétante, en dépeignant un quartier résidentiel banal mais habité par des personnages étranges, où les phénomènes surnaturels se multiplient. La thématique de l’enfance est habilement exploitée et détournée, qu’il s’agisse d’enfants dans des corps d’adulte, d’adultes qui retombent en enfance ou d’enfants qui doivent assumer le rôle des adultes. Avec des allures de satire sociale, Dômu est aussi une fable sur le fossé d’incompréhension qui sépare les adultes de la jeunesse japonaise.
Le dessin, également pris en charge par Ōtomo, sert à merveille cette histoire, alternant les scènes calmes et contemplatives et les scènes d’action, toujours claires et efficaces. Ōtomo n’hésite pas à utiliser des cadrages audacieux, comme le hors champ pour évoquer plutôt que montrer, ou des plans plus cinématographiques pour attirer l’attention du lecteur sur des détails a priori insignifiants. Une maîtrise qui préfigure déjà sa future carrière dans le cinéma. L’auteur ne manque pas non plus d’humour, avec quelques scènes burlesques, comme celle où l’on voit un vieillard coiffé d’une casquette ridicule courir sur un mur, une expression de terreur grotesque sur le visage. Tous ces éléments contribuent à créer une ambiance unique et une véritable tension qui empêche de lâcher le manga avant la dernière page.
Dômu est un très bon manga, son côté très occidental le rendant tout à fait accessible, même aux plus récalcitrants. Sa brièveté en fait en plus une bonne introduction pour découvrir le style et les thèmes chers à Katsuhiro Ōtomo sans avoir à se lancer dans les quatorze tomes de Akira.