Solutions non satisfaisantes - Une anatomie de Robert A.Heinlein
Longtemps annoncé, et déjà entré dans la légende grâce à sa couverture signée Patrick Imbert et dite de "l'anus de robot", Solutions non satisfaisantes - anatomie de Robert A.Heinlein, s'inscrit dans une veine singulièrement délaissée de l'édition française de genre : l'essai critique.
Puisque les érudits ne manquent pas dans un genre qui s'est toujours beaucoup auto-analysé, on ne s'avance guère en disant que les raisons de cette désaffection sont essentiellement marchandes. Et même si le succès de sa Bibliothèque Rouge l'y a encouragé, on se doit de saluer le risque pris par André-François Ruaud, qu'on retrouve à l'origine même du projet. Un projet ambitieux, puisqu'il s'agit d'embarquer sur 400 pages aux côtés de l'un des auteurs les plus controversés et les plus célèbrement méconnus de la SF : Robert Anson Heinlein.
En terre étrangère
Si l'auteur est une référence de l'Âge d'or, presque un parangon de la SF campbellienne, en France on perçoit mal le statut très particulier dont Robert Heinlein jouit Outre-Atlantique, où nombre de ses confrères lui vouent un respect qui n'est souvent pas loin de nous sembler abusif. C'est pleinement conscients de ce paradoxe qu'Ugo Bellagamba et Eric Picholle ont entamé leur long travail, qui a pour but avoué de réconcilier le lectorat d'aujourd'hui avec ce grand mal-aimé. Ou à tout le moins d'éveiller une curiosité nouvelle pour un romancier souvent boudé.
Et l'homme qu'ils nous dépeignent est loin des clichés qui lui collent à la peau. "Facho", "va-t-en-guerre", "misogyne", autant de qualificatifs qui l'ont peu à peu coupé des dernières générations de lecteurs. Les plus curieux savaient pourtant que ces descriptions lapidaires n'étaient pas entièrement satisfaisantes. On voyait mal la relation entre le faucon supposé d'Étoile, Garde à vous ! et le quasi gourou new age d'En terre étrangère. Autant de paradoxes auxquels ce roboratif essai va s'attaquer.
Toute la première partie – plus strictement biographique – va nous réserver une série de surprises, qui vont jeter sur Heinlein un éclairage neuf. Issu d'une famille modeste de la Bible Belt, il est élevé dans une stricte obédience méthodiste dont il n'a guère de mal à s'accomoder, voire à s'affranchir. Curieux, il s'intéresse très vite aux sciences exactes, et conscient de la faiblesse des moyens dont disposent ses parents, il décide de suivre l'exemple de ses deux frères aînés et s'engage dans l'armée. Il intègre l'Académie navale d'Annapolis, et la formation qu'il va y recevoir sera déterminante. Et c'est peut-être l'une des clefs les plus séduisantes proposées en filigrane par Bellagamba et Picholle. En dépit de sa démobilisation pour raison de santé, Heinlein est et restera un militaire, dans le sens où il sera, toute sa vie, un homme de conviction et de devoir. Pour lui, l'un n'allant pas sans l'autre.
Cela étant, on découvrira que son premier engagement en politique s'est fait pendant la crise des années 30 aux côtés d'Upton Sinclair (l'un des fameux muckrackers, ces "fouilles merde" qui ont secoué la société américaine dans le premier tiers du XXème siècle, et l'auteur de Oil, le roman adapté pour l'écran sous le titre de There Will Be Blood). Le programme que Sinclair voulait mettre en œuvre était clairement socialiste, mais d'inspiration non marxiste, ce qui cadrait bien avec la haine viscérale que Heinlein nourrira toute sa vie à l'encontre du communisme qu'il qualifiera de "fascisme rouge". Et anti fasciste Robert Heinlein le sera dès la première heure. Cet homme qu'on nous présente comme monolithiquement de droite sera un adepte bien plus fervent d'un réalisme qu'il servira par une foi presque mystique en un positivisme et un rationalisme sain et ouvert. Une conception très pragmatique du monde, très américaine au fond. Et de fait, de ce substrat, Bellagamba et Picholle déduisent une assertion fondatrice : Robert Henlein est un auteur américain, qui écrit pour des lecteurs américains.
Ligne de vie
En ce cas, comment réconcilier l'auteur avec ses lecteurs français ? En dégageant du corpus de son œuvre ses composantes les plus universelles. Et là les auteurs nous livrent un travail d'une remarquable rigueur. Servies par deux plumes élégantes et deux esprits clairs, les grandes thématiques heinleiniennes sont traitées de manière transversale et particulièrement documentée. On y verra que c'est en partie l'intelligence prospective de l'auteur qui lui assurera son incroyable postérité au sein de ses pairs, mais que c'est une remarquable ouverture d'esprit – sans doute plus sensible pour le lecteur américain – qui lui permettra de trouver son public tout au long des quatre décennies d'une carrière bien remplie.
Sa foi en un positivisme scientifique qui est au cœur de son travail, sera en permanence contrebalancée par une méfiance des politiques. Échaudé par ses propres déboires en la matière aux côtés d'Upton Sinclair, sa vision du monde et du genre humain tendra vers un humanisme choisi et sans illusions, qu'il professera par le biais de fictions à plusieurs degrés de lecture, comme Étoile, Garde à vous !
C'est là aussi un point fondamental, remis dans la perspective historique, auquel s'attachent Bellagamba et Picholle. Car Robert Heinlein a révolutionné les bases de l'écriture de science fiction. Son approche rationnelle, mais aussi le choix d'images appropriées, une pédagogie de l'exposition qu'il a notamment pu expérimenter dans les nombreux juveniles qu'il a écrits dans les années 50/60, autant d'éléments qui passeront dans le tronc commun et serviront d'assise méthodologique à des générations d'auteurs. C'est la fameuse heinleinization, mise, aujourd'hui encore, en avant par des romanciers qui ont su garder pour le vieux maître, une pieuse admiration. En cela, ils sont les héritiers d'une autre génération d'écrivains pour qui Robert Heinlein joua volontiers les pygmalions. Dick et Sturgeon, qui ne partageaient guère sa vision du monde, en ont souvent témoigné.
Solution très satisfaisante
Au bilan de ce remarquable essai, on saluera l'honnêteté intellectuelle des deux auteurs, tout autant que leur rigueur et l'intelligence de leur approche, qui a su rendre attractif un travail qui aurait facilement pu tomber dans l'aridité. Au lieu de cela, c'est avec plaisir qu'on se plonge aux sources de cette science fiction moderne qu'incarne Heinlein à leurs yeux. Et en cela, les constantes références à l'histoire du XXème siècle sont précieuses. Admiratifs, mais jamais fan boys, Eric Picholle et Ugo Bellagamba remplissent leur cahier des charges haut la main.
On espère que cela sera suffisant pour encourager Les Moutons Électriques à réitérer l'expérience. André-François Ruaud, qui annonçait dernièrement son intention de recentrer son travail sur les ouvrages de références et sur les essais, lance de bien belle manière cette nouvelle orientation éditoriale. On se félicite qu'un éditeur s'engage dans cette voie, et si Solutions non satisfaisantes donne le ton des publications à venir, c'est de très bon augure pour la suite. Nos bibliothèques ont soif de cette connaissance-ci.