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Soleil chaud, poisson des profondeurs

Jackie Paternoster (Illustrateur de couverture), Michel Jeury ( Auteur)
Aux éditions :   -  Collection : 
Date de parution : 05/06/08  -  Livre
ISBN : 9782221111062
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Lavadou   - le 31/10/2017

Soleil chaud, poisson des profondeurs

Il y a quelques mois, Michel Jeury réapparaissait sur les rayons de SF avec la réédition du Sablier vert, roman jeunesse au Navire en pleine ville, puis avec La Vallée du temps profond chez les Moutons électriques, compilation incontournable de vingt-sept nouvelles. Trente ans avant, il imprimait à la SF française une marque indélébile avec Le Temps incertain, roman génial qui reçut le Grand Prix de l’Imaginaire en 1974. D’autres romans auront fait de lui l’un des auteurs les plus doués de sa génération, dont Soleil chaud, poisson des profondeurs, ici réédité dans la collection Ailleurs & Demain de Robert Laffont.

World Losis attaque Univers Un. Boum ! Boum !

En 2039, la mondialisation atteint son point culminant : la multinationale Dunn & de Hamilton est sur le point d’absorber sa dernière rivale, Lunar. Les deux sociétés se partagent aussi le pouvoir mondial, et leur fusion permettrait à Sir Oswald de Hamilton d’évincer son rival Shri Asanab Van Varagan. Chaque partie mène la lutte à travers son réseau mondial : World Losis pour Dunn, Univers Un pour Lunar. Mais les hommes perdent peu à peu le contrôle de leurs hypersystèmes, et cet emballement pourrait avoir des répercussions directes sur la population, totalement asservie aux machines.

Alors qu’aux portes des zones civilisées les révolutionnaires de Malek Ozoungaria et d’Oslobo Maslorovo menacent les cités, Yan Nak, scénariste à Fêtes & Territoires, semble impliqué personnellement dans le conflit opposant les hypersystèmes. D’autant plus qu’il pourrait être atteint du soleil chaud ou du poisson des profondeurs, ces maladies psychiatriques qui inquiètent au plus haut point l’hôpital Garichankar.

Un roman complexe mais passionnant

Attaquer la lecture de Soleil chaud, poisson des profondeurs n’est pas une sinécure. Dès les premières pages, Michel Jeury présente une flopée de personnages et un contexte sociopolitique complexe avec une économie de mots remarquable, rendant l’ensemble un peu difficile à digérer mais particulièrement passionnant. On suit plusieurs lignes de narration qui s’entrecroisent sans forcément se rejoindre, offrant autant de fenêtres sur un monde aux allures cyberpunk bien avant l’heure : une société de castes asservie à des hypersystèmes qui évoquent les réseaux informatiques ; un pouvoir mondial aux mains de multinationales qui amalgament politique et industrie ; une population maintenue au bas de l’échelle par l’illusion et la stimulation de sa fibre voyeuriste à l’aide de spectacles sado-maso (le pain et les jeux…). Des visions qui, trente ans après, sont plus d’actualité que jamais.

Ajoutons à cela quelques excellentes idées de pure SF (comme les spacios, ces appareils à mirages déformant l’apparence des lieux pour donner une impression d’espace – et mieux contrôler les foules), des personnages à la psychologie approfondie et aux relations complexes, l’invention d’un background culturel et social qui n’emprunte rien à notre époque, et l’on obtient un véritable livre-univers, dont le déroulement non linéaire reproduit la situation labyrinthique dans laquelle sont plongés les protagonistes.

Car c’est l’un des atouts majeurs de Jeury : savoir adapter son style à l’ambiance ou aux impressions qu’il veut décrire. Lorsque les personnages sont psychologiquement perdus, en plein délire, l’auteur enchaîne les scènes sans lien entre elles, abolissant les transitions ; lorsqu’au contraire ils sont calmes ou en pleine introspection, Jeury prend son temps, écrit des phrases claires et ordonnées. La multiplication, sur la fin, des informations communiquées par les réseaux rend compte de l’emballement des hypersystèmes. Enfin, quand il s’agit de décrire la nature – oasis de paix dans un monde de fous – l’écrivain de SF se fait poète, retrouvant les sensations d’un monde rural qui l’a vu grandir. Ainsi le lecteur est tour à tour informé, perdu, paniqué, apaisé, au même titre que les personnages du roman, sans jamais être lâché par l’auteur.

Société et réalité : les thèmes majeurs de Jeury

Dans Soleil chaud…, l’homme s’est soumis à la machine. Il a perdu son autonomie, qu’elle soit physique ou mentale. Les gens de pouvoir ont tous un brain-contact qui les relie en permanence au réseau et ce sont les hypersystèmes qui décident pour eux. Cet asservissement à la technologie est l’un des chevaux de bataille de l’auteur. Non pas que la technologie soit intrinsèquement mauvaise. Mais les puissants l’utilisent avant tout pour asseoir leur pouvoir au mépris du bien être du peuple, et ne sont même pas capables d’en garder le contrôle. Dans ce contexte, les syndromes du soleil chaud et du poisson des profondeurs constituent les deux manifestations de besoins naturels primordiaux : celui d’être libre (soleil chaud) et celui de se sentir protégé (poisson des profondeurs). Des sentiments qui ne peuvent, selon Jeury, que s’exprimer pleinement dans un cadre rural, où la vie ne s’écoule pas à cent à l’heure. D’ailleurs, la remontée à la surface des poissons des profondeurs (enterrés dans des cités adaptées à leur situation) est un symbole très fort : la révolte, inévitable et porteuse d’un nouveau modèle de société, vient de la terre…

La civilisation technologique est à l’origine d’un autre syndrome beaucoup plus pervers : la perte de contact avec la réalité. Les brain-contacts et autres comsets ne sont pas que de simples outils de communication, ce sont aussi des générateurs de simulation – que ce soit à des fins thérapeutiques ou de divertissement. Dès lors, impossible pour les personnages de savoir avec certitude si les situations qu’ils vivent sont réelles ou non. C’est parfois recherché, comme le dit Yan Nak au début du roman : « J’ai besoin pour être à l’aise et me sentir libéré, qu’un écran s’interpose entre la réalité et moi. Je suis un vrai civilisé ! ». Les syndromes du soleil chaud et du poisson des profondeurs sont aussi, quelque part, un moyen de fuir la dureté du monde. Mais lorsque ce désir de rêve échappe au contrôle des intéressés, c’est leur identité même qui est remise en question. Yan Nak, scénariste pour une agence de loisirs en simulation, voit ses propres créations interférer avec la réalité. Dès lors, est-il créateur ou créature ? Tout le roman est construit sur cette ambiguïté. On notera au passage un thème récurrent de l’œuvre de Jeury (que l’on retrouvera chez d’autres auteurs français plus tard, comme Jacques Barbéri avec Narcose) : la puissance de l’imaginaire et le pouvoir de l’artiste sur le monde.

Une nouvelle brique à l’univers jeuryen

Au-delà de la qualité indéniable de Soleil chaud, poisson des profondeurs, ce qui impressionne le plus quand on connaît un peu l’œuvre de Michel Jeury, c’est la grandeur de l’univers qu’il crée au fur et à mesure de ses nouvelles ou romans. On avait pu le voir dans son recueil La Vallée du temps profond, aux Moutons électriques, paru en début d’année : presque tous ses récits sont liés, d’une façon ou d’une autre. Ainsi, dans ce roman, on retrouve des termes déjà connus : l’hôpital Garichankar, rencontré dans Le Temps incertain ; Oslobo Maslorovo et la lèpre-rouille, de la nouvelle La Fête du changement (écrite avant Soleil chaud…) ; le seigneur Kanashiwa de Simulateur ! Simulateur !, qui est ici… une marque de moto ! Sans parler des thèmes récurrents, ceux que l’on a déjà cités, mais également la peur de la mort et du temps qui passe, l’importance du corps…

Bref, tout un univers à découvrir, à s’approprier. À chaque nouvelle brique, c’est un véritable plaisir de comprendre comment elle s’insère dans une œuvre qui ne peut être véritablement appréhendée que dans sa totalité. On louera donc cette réédition de Soleil chaud, poisson des profondeurs par celui-là même qui a révélé Jeury, Gérard Klein. Cette édition comporte d’ailleurs la préface de Klein au Livre d’or de l’auteur (Presses Pocket, 1982) qui, en plus d’être très intéressante, offre une mine de pistes de réflexion sur l’œuvre de Jeury (et sur la SF en général). Si vous n’avez pas déjà ce roman dans votre bibliothèque, n’hésitez pas un seul instant !

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