Lune et l'autre
Lune et l'autre est un recueil, établi exclusivement pour le public français, de quatre nouvelles de John Kessel, un écrivain nord-américain mineur – et qui devrait le rester. Son premier et précédent naufrage en France, si on excepte les quelques nouvelles publiées ici et là notamment dans Fictions, fut le roman comique de triste mémoire L'Amour aux temps des dinosaures, généralement considéré comme l'une des moins bonnes pioches de la collection Lunes d'Encre. Il est fort à parier que ce n'est pas avec ce second essai, sottement intitulé Lune et l'autre, que l'auteur trouvera un public chez nous. On notera cependant l'audace éditoriale de le publier (publier un recueil inédit ça reste osé compte tenu de la frilosité du lectorat SF) même si celle-ci n'est cette fois pas récompensée, tout en regrettant que les rééditions des ouvrages majeurs du genre, qui sont épuisés et qui constituent le fond patrimonial de Présence du Futur, ne soient toujours pas sur les tablettes.
Pièce centrale du recueil, Histoires pour hommes raconte l'adolescence du jeune mâle Erno au sein de la Société des Cousins (SdC) : sa découverte du sexe, sa prise de conscience de l'ambiguïté du système politique et social auquel il appartient, et sa participation à des actes de terrorisme – l'objectif, au travers de cette histoire pâlotte, semblant pour l'auteur de mettre en perspective le modèle social matriarcal de la SdC. Autre argument du texte, plus spatial, la SdC s’est établie sur la face cachée de la Lune ; cet argument n'a que peu d’intérêt en soi et Kessel est avare de détails quant à son contexte : nous sommes dans un futur proche, les humains ont commencé à se disséminer dans la galaxie, fin – les amateurs de récits spatiaux, tels que ceux de Baxter, peuvent passer leur chemin.
Le récit narré dans Histoires pour hommes ne présente pas réellement d'intérêt en soi, d’autant qu’il est raconté platement – malgré une traduction de Jean-Pierre Pugi. Il sert surtout de prétexte à la présentation du contexte de la SdC ; cependant, ce contexte est hâtivement tissé et les enjeux de cette société matriarcale ne sont pas approfondis, à un point qu’il est difficile de dire quelle est la motivation sous-jacente de l'auteur : montrer qu'une société matriarcale est aussi ambiguë qu'une société patriarcale ? proposer un autre modèle social ? réfléchir sur les rapports hommes / hommes / femmes / femmes en montrant que même dans un autre modèle social ils sont les mêmes ? ou plus probablement juste passer le temps ? Franchement, je n'en sais rien, et honnêtement, tout cela n'a pas grande importance tant les considérations de l'auteur ou de ses protagonistes autour de la lutte des sexes creusent dans le vide et n'aboutissent nulle part. Potentiellement pertinent dans les années soixante, le discours réflexif de Kessel, mené quarante ans après, est ennuyeux, répétitif et obsolète.
À l’inverse, le seul point en partie réussi de cette nouvelle concerne les rapports hommes / hommes, des rapports qui sonnent plus justes que les rapports hommes / femmes. Ceux-ci prennent appui sur la découverte, par le héros, d'un vieux roman lui-même intitulé "Histoires pour hommes". Voir comment Erno se forge sa personnalité et appréhende sa relation aux autres en regard de ce roman est un des intérêts modestes de cette nouvelle. Le second intérêt éventuel du texte est la proposition de modèle social, prétendu meilleur par ces créateurs, mais relativement ambigu dans les faits – même s'il reste dommageable qu'elle ne soit pas sous-tendue par une intrigue et des réflexions de qualité. Cette proposition peut intéresser les amateurs du genre, plus en tant que complément à d’autres œuvres qu'en tant que plaisir solitaire. Histoires pour hommes est à ranger aux côtés des récents ouvrages de Kelly, Doctorow et Marusek, en remarquant que ces différents auteurs partagent un regard singulièrement rétrograde sur la science fiction (autrement dit, leurs écrits seraient parus dans les années soixante qu'ils seraient exactement les mêmes). Vu le contexte socio-politique actuel, il est regrettable, à mon sens, que les auteurs de science fiction n'abordent pas de manière plus frontale le modèle social actuel, et se contentent de dérouler des vues de l'esprit ludiques et inoffensives, et ce, sur un ton bien souvent badin et gentillet.
Les autres textes du recueil Lune et l'autre sont abscons, mollassons et dispensables. Le GenèvrierSous l'arbre à goûter s'intéressent aussi à l'ambiguïté du modèle de la SdC, en y intégrant notamment le rapport père/fille. Le dernier texte, Sous le soleil ou le rocher, est hors de propos, et décrit un voyage d'Erno dans une autre colonie, relativement dystopique. Ce texte qui est pour le coup une « histoire pour hommes » reste faiblard : sans tension, sans vision, sans enjeu – ci ce n'est celui de savoir si Erno va gagner sa mise à une course de chevaux. L'aspect dystopique n'est guère approfondi hormis au travers d'une légalisation du vol à la tire, amusante mais vaine.
Il est en définitive conseillé aux curieux de lire uniquement Histoires pour hommes, aux amateurs de romans modernes de science fiction sociale de lire Fournaise (plus inventif), aux amateurs de romans de science fiction sociale de lire Le Guin et K.W. Jeter, et à ceux qui hésitent entre lire le dernier Chattam et le dernier Kessel, de lire le Kessel parce que Chattam c’est quand même très mauvais.