Soeur Ynolde
Voici le deuxième des cinq ouvrages de la Fraternité du Panca, le dernier cycle du prolifique Pierre Bordage. Ses nouveaux romans sont toujours des évènements. Même si ses dernières parutions (Porteurs d’âmes, Frère Ewen) ne sont pas à la hauteur des cycles comme Les Guerriers du silence, Le cycle de Wang, Abzalon ou l’Enjomineur, devenus des classiques français du genre, ce sont toujours des romans de bonne facture, intelligents, intéressants et agréables à lire.
Sœur Ynolde fait donc suite à Frère Ewen (son père) et l’on comprend que les cinq tomes du cycle porteront le nom d’un des Frères de la nouvelle quinte du Panca (« cinq » en sanscrit). Le prochain s’intitulera « Frère Kalkin ». Les ouvrages obéissent au même schéma et poursuivent la même quête : trouver le Frère (ou la Sœur) suivant(e) pour lui donner son implant vital avant de disparaître. Le dernier Frère, en réunissant les cinq doigts de la même main, pourra enfin frapper du poing et interrompre le cycle entropique qui condamne l’humanité et les espèces vivantes à la destruction.
La rencontre du troisième type
Sœur Ynolde a reçu l’implant vital de Frère Ewen qui lui permet de ressentir ce qu’il a vécu. A son tour, elle doit répondre à l’appel du Panca et traverser la galaxie pour céder ses âmnas au troisième Frère et mourir. Quand un frère réunira cinq implants vitaux, la quinte sera formée et l’humanité sera sauvée. Comme tous les membres de la Fraternité du Panca, elle dispose d’une arme infernale, le cakra, un disque « vivant » qui flaire le danger et brûle les ennemis. La Fraternité lui parle, la protège et la suit où qu’elle aille. Elle lui enjoint de rejoindre le troisième Frère dans le système de Tau du Kolpter.
Parallèlement, Silf le Jnandiran, un assassin parmi les plus doués du Thanaüm, n’a pas le temps d’achever sa formation qu’il est envoyé vers Tau pour empêcher la reconstitution d’une chaîne du Panca. D’autres confréries, comme les prêtres nus de Sât, essaient de briser la quinte du Panca, source de désolation pour les humains et tous les êtres vivants.
Harcelée de toute part, Sœur Ynolde devra traverser des champs d’astéroïdes, emprunter des tubes d’énergie noire, braver les systèmes de défense planétaire pour arriver sur la planète Faouk. Duhog, un militaire masqué envoyé par la Fraternité, l’accompagnera jusqu’à son but ultime.
Après s’être fait dépouillé de sa fortune et l’avoir reconstituée en chassant les dragons d’eau, Silf sèmera la mort autour de lui pour rejoindre Faouk et tuer Sœur Ynolde. Mais lors de leur rencontre avec celle du troisième Frère, rien ne se produira comme prévu…
Les Petits Frères du Panca
La Fraternité du Panca est d’abord un space opera, un « space travel opera » pourrait-on dire car les héros ne font que traverser des mondes, des espaces interstellaires. Ils sont tendus vers un but qui les dépasse et rien, si ce n’est la mort, ne peut les détourner de leur but : achever ou interrompre la formation de la chaîne. Leurs aventures amoureuses sont passagères. Leur attachement au monde est suspendu à la réalisation de leur tâche.
Cette tension donne un très bon rythme au récit. Les voyageurs impatients sont toujours sur leur garde. A tout moment, un ennemi caché peut les « défatomiser » (les transpercer d’un trou qui s’élargit). Les trajets spatiaux sont semés d’embûches et Ynolde, comme Silf, mutilent, brûlent et tuent sans cesse. Ynolde pour sa survie et pour le Panca. Silf pour réussir son meurtre final. La Sœur du Panca et le noble assassin ont une certaine élévation d’esprit, mais cette élévation est mise au service, pour l’essentiel, de l’art du combat. Le vakou, état qui permet de se détacher du monde ou d’être hyperconcentré, permet de mieux se battre ou de survivre à des conditions extrêmes (combat contre le dragon d’eau nocturne). Duhog, Ynolde et Silf sont des armes vivantes, des armes fatales.
À partir de là, la trame est simple, le cheminement peu complexe, les réactions prévisibles, les esprits étroits. Les figures principales semblent toutes sorties du bestiaire psychologique des grands cycles de Bordage. Il faut attendre le dénouement inattendu, mais rapide, pour trouver matière à spéculer. C’est comme si le rythme engloutissait le récit et l’univers romanesque. Comme si le parallélisme (alternance de chapitres sur Ynolde et sur Silf) et le sort connu d’avance de la Sœur réduisaient la subtilité de la trame. Le lecteur n’a qu’une obsession en tête : la rencontre. Qui va tuer qui ? Il en oublie d’apprécier les personnages, d’aimer les voir vivre et de leur souhaiter un avenir.
De la part d’un auteur de Pierre Bordage, qui a, on le sait, les moyens d’élever le débat, il est surprenant que nous n’en apprenions pas plus sur les conditions de la destruction de l’humanité et des espèces vivantes, sur les messages transmis instantanément malgré les distances (l’ansible d’Ursula Le Guin) par les Grands Maîtres du Panca, sur les références maçonniques sous-jacentes (symbolisme des nombres, Fraternité, sauvegarde de l’humanité, les piliers, etc.). Ynolde et Silf sont des robots qui défendent des valeurs sans les comprendre, sans s’interroger et sans les appliquer. Finalement, des personnages assez infâmes… Comme si l’auteur visait davantage le produit dérivé vidéo que l’intelligence et l’émotion du lecteur.
Heureusement, des bribes d’univers hauts en couleur à la Jack Vance (les masques génétiques, l’école du Thanaüm, les souterrains de Jargar , les arbres à sons, les combats entre les éleveurs plainards et les fermiers ranankis, …) aident à suivre le parcours initiatique des deux héros. Chaque chapitre est l’occasion de l’entrée dans un nouvel univers (une boutique, un hôtel, un bateau, un vaisseau, un désert). Les deux voyages initiatiques convergents enchaînent les tableaux pittoresques, mais un peu trop rapidement.
Heureusement, le style de Bordage a gardé toute sa fluidité, toutes ses couleurs et toute sa fraîcheur. Le style est au service de l’action, certes, mais son élégance et sa spontanéité restent l’un des atouts majeurs de l’ouvrage. A lui seul, il justifie la lecture du livre et le plaisir que l’on en tire.
Et si, dans le cycle, Pierre Bordage prenait de la hauteur et, comme Asimov, se mettait à faire du macro et non du micro space opera (vu uniquement par les personnages plongés dans l’action) ? Le cycle mériterait enfin de s’appeler « La Fraternité du Panca » et non, comme c’est insidieusement le cas « Les Petits Frères du Panca ».