Après avoir ressorti
Soleil chaud, poisson des profondeurs et
Le Temps incertain,
Ailleurs et Demain termine sont travail de réédition de la trilogie chronolytique de Michel Jeury avec la publication des
Singes du temps. Ce troisième volet – ou plutôt ce second puisqu’il a été écrit en 1974, entre
Le Temps incertain et
Soleil chaud… – peut se lire indépendamment des deux autres, même s’il est préférable d’avoir lu
Le Temps incertain avant. Car
Les Singes du temps est un roman charnière, qui fait appel à l’univers fantasmatique mis en place dans le premier tome du cycle, et prépare à l’univers plus concret (toutes proportions gardées : cela reste du Jeury !) du troisième. On regrettera donc qu’
Ailleurs et Demain, pour des raisons inconnues, ait réédité la trilogie dans le désordre. Mais on leur pardonnera bien vite au regard de la qualité de cette œuvre qui méritait amplement son retour sur les étals des libraires.
En avant pour la planète Gogol, petit singe ! La chronolyse est un état psychique où le temps est aboli et qui permet à des personnes de différentes époques de communiquer. On peut y être plongé grâce à des drogues, comme le font les psychronautes du futur, ou par accident, lorsque la souffrance est insupportable. C’est le cas de Simon Clar, employé d’une multinationale qui se retrouve en chronolyse pour une raison inconnue : était-ce lors de l’attaque atomique de 1981 sur Taverny ? Ou a-t-il été capturés par les flics de la Sécurité (ou des forces ABC, ou de la
Millenium Pilgrim Society) pour être interrogé sur ses liens avec le SAFE, ce mouvement écolo qui favorisera, bien des années plus tard, la naissance du parti socialiste asuyo ?
Bien sûr, Simon n’est pas vraiment conscient de tout cela. La chronolyse est un piège qui oblige ses victimes à revivre incessamment les mêmes situations tirées de leurs souvenirs. Un piège dont on ne peut sortir que de trois façons : la folie, la mort ou l’éternité subjective. Mais alors, qui sont ces gens qui le poursuivent à travers le temps incertain, qui prétendent tous vouloir l’aider et lui demandent en retour d’agir pour changer le futur ? Accèdera-t-il un jour à la planète Gogol, le paradis des singes du temps ?
Un roman charnière Si vous n’avez rien compris à cette tentative de résumé, c’est normal. Il est impossible de donner un aperçu de l’intrigue des
Singes du temps, car elle est soumise aux mêmes lois qui sévissent dans le temps incertain : la chronologie et l’histoire y sont abolies. Le lecteur, comme le héros, est baladé d’une scène à l’autre, sans relation de cause à effet, avec pour seules transitions des phrases
gimmicks qui agissent comme des déclencheurs entre différents états de la mémoire. À vrai dire,
Les Singes du temps suit exactement le même schéma que
Le Temps incertain : un homme plongé en chronolyse, contacté par des personnes du futur qui demandent son aide, aide qu’il va leur refuser tout d’abord ; des scènes répétées à l’infini mais avec d’infimes variations, qui vont permettre petit à petit de comprendre le contexte et de faire avancer l’intrigue ; un lieu mythique pour y passer l’éternité subjective appelé planète Gogol (équivalent de la Perte en Ruaba). Le lecteur averti peut donc s’interroger sur la finalité de ce roman qui semble en tout point semblable au premier du cycle.
L’intérêt apparaît toutefois assez rapidement.
Les Singes du temps possède en effet deux particularités. La première est qu’il est beaucoup plus explicite que
Le Temps incertain. Michel Jeury décrit de façon concrète la chronolyse et son interférence avec la réalité, ainsi qu’avec un autre état appelé l’univers intérieur. Là où
Le Temps incertain présentait un monde fluctuant,
Les Singes du temps lui donne une structure, une définition. L’auteur fait ainsi d’une pierre deux coups : il étoffe son univers et il raccroche les wagons pour les lecteurs qui se seraient perdus en route. Ce qui aboutit, en fin de roman, à une cosmogonie assez vertigineuse et originale – la SF de Michel Jeury ne met pas en scène une science de la technique, mais une science de l’état de l’être – qu’il n’aura de cesse d’enrichir par la suite, à travers ses autres romans ou nouvelles (dont certaines sont publiées dans
La Vallée du temps profond).
Ce qui nous amène à la deuxième particularité de ce livre : son statut de pilier sur lequel se construit l’imaginaire de l’auteur et qui préfigure son œuvre à venir. On découvre ainsi les prémisses de
L’Orbe et la Roue (roman qui paraîtra en 1982) ou de la nouvelle
La Fête du changement (1976). Surtout, il annonce le troisième tome de la trilogie,
Soleil chaud, poisson des profondeurs, qui évolue dans un univers plus tangible et qui creuse des thèmes chers à l’auteur comme le capitalisme hégémonique. Le contexte économico-politique des
Singes du temps est semblable à celui de
Soleil chaud…, avec une révolution en marche, une économie aux mains des multinationales Lunar et Dunn, et des événements inexpliqués à la frontière entre rêve et réalité (le regroupement des éléphants rappelle l’apparition des norges et porges). Maintenant que les trois tomes sont parus, on invitera donc les lecteurs retardataires à se plonger dans cette trilogie dans l’ordre de leur écriture et non pas dans l’ordre de réédition, afin de mieux ressentir l’évolution de l’état d’esprit de l’auteur et de ses préoccupations, aussi bien que l’évolution de son univers.
Thèmes et personnages jeuryens Au-delà de cette position-clé au sein de la trilogie,
Les Singes du temps est emblématique des thèmes jeuryens. On y retrouve, bien évidemment, le questionnement sur la réalité et l’identité qui se manifeste, entre autres, par le besoin de se sentir différent pour échapper à la prison du quotidien. Car le héros jeuryen est souvent insatisfait de sa condition. Simon a peu de prise sur sa situation, il est un
« petit bourgeois timoré et égoïste, toujours mêlé aux événements à son corps défendant ». Il ne retrouvera un semblant de dignité qu’en agissant de par lui-même, en décidant au lieu de se laisser manipuler par les autres. Il n’est en effet qu’un pion sur un échiquier, celui d’une bataille économique et politique. Esclave d’un système capitaliste globalisé poussé à son extrême – l’auteur fait preuve, comme dans
Soleil chaud…, d’un discernement assez étonnant à ce sujet –, le héros jeuryen ne trouvera refuge que dans le rêve. Mais quand on sait l’importance du rêve chez Jeury, cette arme est loin d’être dérisoire.
Car le remède à ce système qui se mord la queue pourrait résider dans la négation de l’histoire et donc du temps, qui est l’un des piliers de la réalité. L’idée de Jeury est de recomposer une société qui n’est pas soumise au temps, où le pouvoir n’a plus de sens. En s’affranchissant du carcan de l’histoire, le héros jeuryen peut s’épanouir en toute quiétude. Rien d’utopique cependant : l’histoire guette au tournant la moindre occasion de reprendre ses droits (on l’a vu dans
Le Temps incertain avec HKH), et la planète Gogol n’est pas à l’abri de la renaissance d’un pouvoir. Peut-être est-elle encore trop liée à la réalité, d’une certaine façon. C’est pour cela que Jeury introduit l’univers intérieur, nouvelle terre promise à atteindre.
Une renaissance accomplie
Avec
Les Singes du temps,
Ailleurs et Demain accomplit la renaissance d’un cycle essentiel de la SF française. Trente cinq ans après, le roman de Michel Jeury n’a presque pas pris une ride. Son style n’a pas trop vieilli, sa lecture reste très agréable, d’autant plus que l’auteur sait faire preuve d’humour et peut parfois être assez cinglant. Ce roman ne dépareille donc pas la production actuelle de la SF française et demeure, avec l’ensemble de la trilogie chronolytique, une œuvre indispensable. Il ne nous reste plus qu’à poursuivre la redécouverte des livres de Michel Jeury et espérer un retour prochain de cet auteur au genre qui l’a révélé.