Nuigrave
Lorris Murail porte de multiples casquettes. Ce quinquagénaire est ainsi à la fois auteur pour la jeunesse (Ce que disent les nuages, Le Petit cirque des horreurs...), traducteur (Stephen King avec Danse macabre, Michael Moorcock avec La Maison de Rosenstrasse ou Charles Berlitz avec Philadelphia experiment), critique littéraire, et caetera. Avec Nuigrave, Lorris Murail expérimente sa deuxième publication dans la collection Ailleurs & Demain, puisque Robert Laffont avait édité en 1981 L'Hippocampe.
Les mésaventures d'un rétroarchéologue
Arthur Blond est un fonctionnaire du Bureau de Rétroarchéologie de l'Office Européen de Restitution Patrimoniale. Alors qu'il se rend en Égypte pour enquêter sur la destruction de l'obélisque de la Concorde lors de son retour dans le pays des pharaons, Blond est arrêté par la police parce qu'il porte un patch de nicotine.
Mais s'il intéresse ainsi la police – et d'autres personnes comme il s'en rendra compte –, ce n'est pas pour son addiction à la nuigrave, mais peut-être plutôt parce que son ex-compagne, Sidonie, a découvert en Amazonie la coarcine, plante dont on tire une substance narcotique qui modifie la perception du temps. Or, avec la déforestation, la jeune femme possède les deux derniers plants encore existants...
L'intérêt...
L'action de Nuigrave se déroule dans les années 2030. Le monde a légèrement évolué depuis la première décennie du XXIe siècle, et la première partie du roman décrit ces différences. La société française, notamment, a évolué vers le tout sécuritaire avec la prohibition (la cigarette est maintenant appelée nuigrave et est interdite), une partie de sa population connaît une plus grande misère (un vaste bidonville appelé le Petit Kossovo a poussé près de Paris) et elle est victime de restrictions énergétiques en raison de la pénurie de pétrole... C'est un avenir gris mais crédible, que nous décrit Lorris Murail dans les cent premières pages du roman.
Ce premier tiers de Nuigrave est incontestablement le meilleur du livre. Outre ces aspects d'anticipation éclairés, Lorris Murail nous y introduit le personnage principal et narrateur du livre, Arthur Blond, fonctionnaire qui pourrait presque être qualifié de loser. Employé d'un organisme – en instance de « mise en veille » – de restitution des collections des musées français à leurs pays d'origines, il a un regard désabusé, voire cynique, sur l'évolution du monde. Arthur Blond apparaît comme un homme finalement ordinaire, un Français très moyen comme le lecteur peut peut-être en connaître.
L'histoire, elle, n'est pas du même niveau tout au long du récit, comme nous allons le voir. Mais dans ces cent premières pages, elle se révèle passionnante, Arthur Blond s'y voit plongé dans la tourmente : arrestation à l'aéroport de Roissy pour port d'un patch à la nicotine, fermeture de l'OERP, réapparition de son ex-compagne Sidonie qui ne se révèle pas une bonne nouvelle... Le présent de Blond n'est pas lumineux et son avenir ne promet pas s'éclaircir.
... puis l'ennui
Dans les deux derniers tiers de son roman, Lorris Murail abandonne quelque peu l'aspect anticipation pour livrer un récit qui tient plus du thriller ou du roman d'espionnage. Arthur Blond se réfugie dans le Petit Kossovo pour cultiver la coarcine, dont son ex-compagne lui a confié avant de mourir les deux derniers plants existants. Mais il a été repéré par une organisation qui cherche à récupérer les plantes. On extrait en effet de la coarcine le TTC, drogue qui permet de modifier le perception du temps et qui fait l'objet d'un trafic lucratif.
Contrairement à ce qu'on pourrait penser, le roman devient alors rapidement ennuyeux. Arthur Blond expérimente la coarcine et les divagations que la substance fait connaître à son esprit sont de peu d'intérêt. En fait, le récit perd presque tout intérêt science-fictif. Même l'aspect politique, avec la critique des sociétés de mercenaires qui ont œuvré en Irak, comme Blackwater, ne réussit pas vraiment à passionner le lecteur. Le ton du récit change également : moins profond, moins négatif et par la même moins atypique et digne de s'y attarder.
Les cinquante dernières pages du roman, enfin, sont une tentative par Lorris Murail de relier les différentes briques de son récit – rétroarchéologie, politique internationale, trafic de drogues, misère des immigrés. Le lecteur n'attend qu'une chose : une conclusion rapide et efficace, assez dure à l'encontre d'une humanité visiblement en perdition. Une conclusion à l'image du début du roman, en somme. Malheureusement, il n'a le droit qu'à une longue et pénible fin de récit, qui ne mène à rien de passionnant ni de remarquable.
Nuigrave est donc un roman dont l'auteur montre un talent qu'il n'est pas capable de maintenir sur la longueur. Du dernier Lorris Murail, il vaut mieux s'arrêter à la page 103 pour en garder bon souvenir.