May le monde
Depuis quelques temps, on voit reparaître Michel Jeury sur les étalages des libraires, à travers la réédition de ses romans et nouvelles indispensables, tels que
Le Temps incertain. Mais, hormis quelques nouvelles disséminées dans les revues spécialisées du genre, point d'inédit, l'auteur se concentrant sur sa carrière d'écrivain de terroir. C'est donc avec un bonheur non dissimulé que l'on a vu débarquer
May le monde, nouveau roman de SF écrit pour la collection qui aura imposé Michel Jeury au public SF, Ailleurs & Demain.
De l’aveu même de l'auteur dans une préface courte mais éloquente, plus qu’un retour à la SF, ce livre pourrait être son testament au genre. Jeury, en grand manipulateur du temps, a une conscience aigüe de celui qui passe, et sait que le chemin qui lui reste à parcourir n’est plus aussi long qu’il y a 30 ans. Ce n'est pourtant pas en ce sens qu'il faut prendre
May le monde comme un testament – d'autant que Michel Jeury, dans ses textes, interviews ou lorsqu'on le rencontre en vrai, garde une jeunesse et une fraîcheur qui ferait pâlir de jalousie ses collègues cadets –, c'est plutôt parce qu’il lègue, dans ce roman, sa vision de la littérature, sa vision de l’écrivain, sa vision d’une histoire – voire de l’Histoire ; et que la SF y joue un rôle, même si elle n’est pas au centre du roman.
May au centre de la tourmente des mondes L'histoire de
May le monde est une histoire fourmillante d'idées et paradoxalement lente. On y suit différents personnages dans différents mondes dont on ne sait pas s’ils existent vraiment ou s’ils sont fantasmés. Le premier de ces mondes est celui de May, petite fille de dix ans atteinte d’une maladie apparemment grave mais dont l’état semble stabilisé. Dans ce monde qui se limite à sa grande maison au milieu d’une forêt autrefois magique – selon elle –, elle est entourée de son grand-père à qui appartient la demeure, de quatre locataires qui l’accompagnent dans sa convalescence (ou son déclin ?), ainsi que de quelques voisins dont le jeune Vava, son compagnon de jeu. C’est un monde clos. Un monde qui pourrait être le berceau de May, ou son tombeau.
Dans un autre monde, Mark tente d’échapper à des rêves qui le projettent dans d’autres univers au point de le faire suffoquer. Il sera aidé par Judith, qui est peut-être la mère de May (en tout cas dans le monde de May), ou l’avatar d’une actrice très connue.
Et puis il y a Isabella, l’infirmière de May, malade elle aussi et perdue dans la marge du temps, entre les mondes, pourchassée par de mystérieux infirmiers – pour son bien ou pas, on ne le saura peut-être jamais.
Et dans chaque monde, un personnage qui pourrait être le lien entre tous ces protagonistes : le Docteur Goldberg, qui semble détenir les clés de ce multivers infini, de ce qu’il appelle l’Extension et le Grand Lien. Du moins tente-t-il d’aiguiller les gens à travers les règles mouvantes de cet univers et les méandres incertains du Changement.
L'art délicat de la confusion Pour ceux qui auraient pu en douter, Michel Jeury n'a rien perdu de son inventivité et de sa capacité à évoquer des concepts purement SF vertigineux.
May le monde en est plein : cette fameuse Extension ou Grand Lien, sorte de multivers où chaque monde communique plus ou moins avec les autres, qu’on avait déjà aperçu à l'état d'embryon dans quelques nouvelles et romans ; la notion de vie principale (joliment appelée
vie bonobo – la poésie de l'auteur est intacte) et secondaire ; la notion d’œuf monde... Et surtout, l'idée principale du roman : le Changement. Les humains changent en permanence, par petites touches ou brutalement, physiquement et/ou psychologiquement, de façon tout à fait naturelle et la plupart du temps sans s’en rendre compte. Cela nous rappelle évidemment la nouvelle
La Fête du changement, écrite en 1975 (et disponible sur
le site Quarante-Deux ou dans le recueil
La Vallée du temps profond), mais sous un autre angle : ce qui était dans la nouvelle une institution utopique autant qu'un bouleversement psychologique et physiologique, est dans le roman un élément ontologique du monde – ou plutôt de certains mondes.
Cette idée vient enrichir le thème très jeuryen de la nature de l’identité, de ce qui fait de nous des individus. L'auteur introduit d'ailleurs une discipline universitaire appelée
égologie : l'étude de l'identité à travers le Changement. Ce dernier conditionne la vie des gens qui doivent composer avec leur identité actuelle mais aussi accepter le fait qu'elle peut-être remise en question du jour au lendemain. Cette réflexion sur les changements qui émaillent notre vie, et que l'on ne maîtrise pas, semble toucher Jeury tout particulièrement.
May le monde est donc foisonnant d'idées et d'images SF. Pourtant, ces concepts ne représentent que la structure, le squelette du roman, pas son cœur. Michel Jeury ne les détaille pas, ou très peu, il se contente de les évoquer, parfois de façon volontairement confuse – après tout, si les personnages sont ballotés par les aléas du Changement, pourquoi en serait-il autrement des lecteurs ? C'est tout l'art subtil de l'auteur : nous plonger dans un savoureux état de trouble pour nous immerger dans son roman, sans jamais nous perdre. Il nous guide ainsi par petites touches sur des pistes de compréhension mais sans vraiment nous les expliquer. La science n’est là qu’en appui, en soutien – ce qui déroutera peut-être une partie du lectorat SF, surtout s'il ne connaît pas Michel Jeury (bien qu'il ne soit pas nécessaire d'avoir lu ses précédents romans pour comprendre celui-ci). Ce qui prévaut, ce sont les femmes et les hommes, leur perception du monde plutôt que le monde lui-même, et leur adéquation avec leur environnement naturel. Le décor du livre est ainsi presque exclusivement rural, et Jeury y fait l'apologie de la Nature et de la douceur de vivre, de l'appréciation des choses simples, loin de l'agitation d'un monde urbain et anxiogène.
Flâner au milieu des mots, prendre son temps Malgré les multiples idées qui le parsèment,
May le monde est un roman où il ne se passe finalement presque rien. On y trouve deux lignes de narration. L'une est celle d'Isabella et de Mark : rapide, chaotique, sa structure est proche de celle du
Temps incertain, avec des boucles narratives, des répétitions, une confusion permanente, des personnages en fuite... Mouvementée, certes, mais peu prodigue en rebondissements. L'autre est celle de May : calme, lente, le seul événement, étalé sur tout le roman, y est la recherche dans la forêt d’un animal prétendument dangereux par une cohorte d’hélicoptères des services de sécurité. Jeury nous invite ainsi à prendre notre temps, à mettre de côté notre désir d'aventure, à profiter plutôt de la personnalité attachante de May et du plaisir des mots. Car si le roman n'est absolument pas ennuyeux malgré la lenteur de son développement, c'est bien pour ces deux raisons.
En effet, le personnage de May est particulièrement réussi : bien que faisant preuve de la naïveté innocente inhérente à son âge, elle acquiert au fil des pages une certaine conscience du monde en rapport avec sa lucidité au sujet de son état de santé. On suit la naissance et le développement de son imagination, qui affecte sa perception du monde. Elle a une vision trouble et intuitive du bonheur, de l’amour, abordée avec une grande subtilité par l'auteur. Jeury négocie particulièrement bien l’approche de la maladie et de la mort par une petite fille. Ce portrait juste et touchant fait de May un personnage on ne peut plus crédible qui habite tout le roman, un roman qui en devient véritablement vivant malgré la maigreur de l'intrigue.
L'autre élément « dynamisant » de
May le monde est un jeu permanent avec le langage. Michel Jeury aime s'amuser avec les mots, les faire rouler au gré de multiples et minimes variations pour en extraire tout le sens. De transformations en néologismes, il ré-invente le langage ou s'approprie avec succès celui d'une petite fille de dix ans. Pour le lecteur, cela confère un petit parfum d’étrangeté tout en illustrant le Changement, montrant à la fois la différence et la proximité de ce monde avec le nôtre. Associée à une certaine poésie, notamment dans la description de la nature (il y a un côté magique, miyazakien, dans cette forêt), cette belle langue, même s'il faut un peu de temps pour s'y habituer, est assurément l'une des principales qualités de
May le monde.
Le legs de Jeury à la SF Tout cela, et bien plus, fait de
May le monde un roman attachant et crédible. D’autant plus que Michel Jeury est cohérent avec le reste de son œuvre. Il ne fait rien moins qu'appliquer le concept du Changement à sa propre littérature : variations de thèmes et évolution des idées (le Changement lui-même, la notion de multivers, des
gimmicks tels que
« Ebenezer est passé en l'air » ou
« Tu ris ? — Non, c'est toi ! » que l'on retrouve dans beaucoup de ses textes), reprise de structures narratives chronolytiques... Finalement, la littérature est pour lui le moyen d'explorer le Changement, les variations de nos vies. L'écrivain devient ainsi passeur de mondes, entre toutes les vies possibles aussi bien qu'entre la vie et la mort.
En fait,
May le monde est sans doute l’aboutissement de tout le travail de Jeury en tant qu'écrivain : le symbole de la création et de l'imagination, l'apologie de la nature et de la vie « simple », la nostalgie de l'enfance et le passage à l'âge adulte, l'interpénétration des histoires et de l'Histoire, la représentation de l'infini (ce qui le rapproche, pour le coup, plus de Borges, qu'il cite en exergue, que de Dick)... Un livre qui synthétise l'univers de ses précédents livres, en somme. C'est peut-être en ce sens qu'il faut y voir son testament : l'acte de léguer dans ce roman tout ce qu'il a créé, tout ce qu'il a construit sur le plan littéraire, et qui interagit d'une certaine manière avec la réalité. À travers chacune des lignes de
May le monde, on ne peut manquer de retrouver les multiples facettes d'un Jeury à la fois contemplatif, espiègle, intelligent, perspicace, angoissé... et indéniablement enthousiaste : il y a fort à parier qu'il n'en ait pas totalement fini avec le Grand Lien. Alors testament, peut-être, mais qui serait assez fou pour croire à un adieu ?