Exquise planète
Il n’a pas fallu moins de quatre cerveaux et huit mains pour écrire ce curieux ouvrage qui nous conte un planet opera comme on en a rarement lu. Roland Lehoucq est bien connu des lecteurs de science-fiction pour ses livres et articles dans lesquels il analyse aussi bien la nature de la Force que les pouvoirs des super-héros. Pierre Bordage n’a lui non plus aucun besoin d’être encore présenté puisque ses romans, depuis Les Guerriers du silence jusqu’aux Chroniques des ombres, ont tous rencontré un succès mérité. Les noms de Jean-Paul Demoule et Jean-Sébastien Steyer seront peut-être moins familiers en dehors des milieux spécialisés. Le premier est archéologue et professeur de proto-histoire européenne, le second est paléontologue et collabore régulièrement avec Roland Lehoucq sur des articles portant sur la science dans la fiction.
De la science-fiction hard-core.
En authentique démiurge de papier, Roland Lehoucq bâtit un système à partir d’éléments récoltés dans un coin peu fréquenté du bord de notre galaxie. Dans cette partie du bouillon cosmique, il cuisine avec talent les divers ingrédients qui mèneront à la formation d’une étoile, une naine rouge autour de laquelle finira par graviter une petite planète dont les caractéristiques différeront de celles de la Terre tout en restant propices à l’apparition de la vie. Avec son long cycle diurne, ses marées géantes et ses deux lunes, voici un nouveau monde prêt à accueillir la vie. C’est le moment où Jean-Sébastien Steyer intervient pour un chapitre lovecraftien au cours duquel les chaînes protéiniques s’assemblent, finissant par donner le jour aux premières cellules. Capables de se reproduire, elles se combinent tant et si bien qu’au bout d’une période indéfinie, mais extrêmement longue pour de simples humains, elles mutent ou disparaissent sous la pression de la sélection naturelle. Ce nouveau monde, peuplé de bactéroïdes, d’électroïdes, d’aérozoaires et autres tentaculides est fin prêt pour le développement d’une forme d’intelligence et la naissance d’une culture extra-terrestre.
L’intelligence extra-terrestre : mission impossible !
C’est à un exercice difficile que s’attaque Jean-Paul Demoule et le lecteur lui pardonnera donc d’avoir utilisé un expédient littéraire pour le mener à bien. Qu’est-ce exactement que l’intelligence sinon une collection de facultés cognitives qui donne la capacité de lier ensemble des faits apparemment sans rapport, afin de permettre l’adaptation à un milieu et à des circonstances données ? Dans le cas de notre Exquise planète, le défi consistait à imaginer une forme d’intelligence non humaine, de la même façon que des mathématiciens sont parvenus à concevoir des géométries non euclidiennes. Comment pense Cthulhu ? Quelles sont ses motivations, sa psychologie, les émotions que son organisme lui permet d’éprouver et les sentiments qui en découlent ? Est-il seulement capable d’éprouver des sentiments, ou les expériences qu’il vit ne sont-elles pas la source de comportements radicalement différents de ce que nous, Terriens, sommes en mesure de comprendre ? Jean-Paul Demoule contourne l’obstacle en imaginant que les sexogrades (c’est le nom de ces extra-terrestres) ont développé une forme de technologie qui leur permet de nous observer de très loin, sans vraiment comprendre l’intérêt de nos motivations. L’auteur imagine alors une série de bifurcations à des moments clefs de notre histoire, et propose quelques-unes des uchronies possibles.
Pour terminer, la nouvelle de Pierre Bordage résume les trois chapitres précédents, qui constitueront la base d’une nouvelle centrée sur les différentes étapes de la colonisation de Caïn, depuis les premiers contacts avec ses autochtones télépathes, les Osoanors. D'un point de vue littéraire, on sent que les contraintes ont pesé lourd dans le développement de l'histoire. De plus, elle se déroule sur une période visiblement trop longue pour une nouvelle par trop synoptique.
Sherlock Holmes avait envisagé l’éventualité que l’impossible puisse être vrai, grâce à la solidité de l’argumentation scientifique d’Exquise planète, nous restons ici dans le domaine du possible et du probable. Cela n’empêche pas, au contraire, le rêve et la poésie d’y avoir une place de choix et certains passages font même penser à la Petite cosmogonie portative de Raymond Queneau, long poème sur la création du monde. Dans le domaine de la science-fiction, Exquise planète pourra être complétée par la lecture d’Héritage de Greg Bear, dont la planète Lamarckia possède un certain nombre de points communs avec celle qu’ont créée les quatre auteurs de cette passionnante scientifiction.