- le  
Langue d'origine : Anglais
Aux éditions : 
Date de parution : 01/09/2021  -  livre
voir l'oeuvre
Commenter

84k, le coût du silence

84k de Claire North, traduit par Annaïg Houesnard pour Bragelonne

Claire North (alias de Catherine Webb), autrice anglaise comparée à Philip Pullman, connaît à nouveau un succès critique avec 84k, notablement plus sombre que ses précédents romans. Le public qui la suit pour ses romans Young Adult a parfois semblé déboussolé, non par les thèmes plus politiques, mais par le style plus expérimental de 84k. On peut cependant y voir la véritable charge du roman : une dénonciation de l’inertie et de l’aveuglement volontaire de la classe moyenne complice du fascisme.

Homicide volontaire en prenant en compte l’inflation

Le principe de la dystopie est résumé sur la 4e : « Et si votre vie avait un prix ? Pour commettre un crime, il suffirait de payer la facture. » Nous suivons l’histoire de Théo Miller (pas son vrai nom), dont le travail consiste à auditer des crimes pour fixer leurs indemnités, un emploi comptable tranquille qui sera bousculé lorsque son passé resurgira brusquement entre les lignes d’un nouveau dossier… Mais le passé ressurgit-il ?

Au commencement et à la fin de toutes choses

La structure du roman comme son style indiquent un travail sur la temporalité : histoires parallèles, présent et passé simple alternés au fil des phrases, dialogues sans cesse interrompus au parfum proustien, retours poétisants à la ligne… S’agit-il de s’élever contre une vision linéaire de la marche de l’histoire ? De souligner que plusieurs visions et histoires peuvent diverger et pourtant êtres vraies ensembles ? À première vue, cela peut sembler contradictoire avec une intrigue plus proche du thriller comportant une enquête, des indices, une progression avec résolution finale…

Quelle dystopie ?

Ce roman d’anticipation désabusé se déroule dans un futur proche, peut-être trop proche. Théo Miller calcule les indemnités d’une victime de viols conjugaux, légaux car son mari peut payer en effectuant quelques heures sup’. Dans notre monde actuel, le viol conjugal n’existe pas dans la loi, ni comme crime ni comme infraction, dans de nombreux pays. En France, la définition légale actuelle du viol, qui encadre les circonstances sans parler de consentement, peut servir – et sert – à classer sans suite les rares plaintes qui arrivent à passer le barrage d’un dépôt souvent humiliant au commissariat (1 femme violée sur 10 seulement porte plainte). Bref, si l’autrice souligne la violence ignoble de ces crimes, dans la société dystopique qu’elle dépeint, le viol conjugal fait systématiquement l’objet de plaintes enregistrées par l’administration et débouchant sur une condamnation. Plus performant que notre système actuel.

Idem concernant les entreprises qui « sponsorisent » des villes, la Compagnie monopolistique et ses liens incestueux avec le gouvernement, les arrestations arbitraires pour disposer d’une main d’œuvre de travailleurs forcés, le mépris des puissants pour la vie des pauvres : rien de nouveau sur le soleil. La société de Claire North est juste plus honnête sur son cynisme et sa logique comptable. Les compagnies d’assurances américaines calculent déjà le coût de la vie et de la mort de leurs assurés et les urgences demandent votre carte vitale avant de vous prendre en charge. En France, le Code du travail ne s’applique pas dans les ateliers pénitentiaires et les puissants condamnés pour des crimes peuvent payer des amendes et purger tranquillement leur peine dans leur villa.

Le silence des pantoufles

84k est moins percutant politiquement sur la société dépeinte que sur l’atmosphère rendue par le style, qui semble illustrer le principe d’inertie. « C’est moins le bruit des bottes qu’il nous faut craindre aujourd’hui que le silence des pantoufles » dit la maxime libertaire. « Ne sachant pas quoi faire de lui, il fit ce qu’il faisait toujours et alla au travail le lundi matin », écrit Claire North. Plus tard : « Il vient à l’esprit de Théo qu’il a passé ces neuf dernières années à vendre des esclaves, et il le savait mais d’une façon ou d’une autre il s’est débrouillé pour ne pas comprendre que c’était là sa profession. »

Il n’y a pas d’Empire du mal, il y a chacun d’entre nous, pris dans le quotidien de la banalité comptable : « Mes méfaits ont été des méfaits ordinaires » dira Théo à la manière d’Eichmann.

« J’ai envoyé des gens à la mort, et je le savais. J’ai toujours su. Personne ne le dit jamais. Nous nous arrêtons avant d’arriver au plus difficile. Nous ne finissons jamais de dire les choses qui pourraient avoir la moindre importance. Et vous avez raison. C’est comme ça que ça arrive. C’est toujours comme ça que c’est arrivé. »

Partager cet article

Vous pourriez être intéressés par

Qu'en pensez-vous ?