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Geekriture 05 - Des outils numériques pour l’émergence des idées et du savoir
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Geekriture 05 - Des outils numériques pour l’émergence des idées et du savoir

Zettelkasten est le mot très à la mode dans les cercles de productivité et de gestion de la connaissance, mais nous avons vu qu’il ne s’agit, finalement, que d’une application particulière et délibérée de l’hypertexte : digérer la connaissance ou formuler ses idées clairement, de manière à pouvoir établir des passerelles entre elles. C’est de ce principe simple que naît un ensemble dont le tout représente plus que la somme des parties, et c’est particulièrement juste dans le cas de l’écriture de fiction : après tout, les personnages ne valent que par leur insertion dans une histoire, l’histoire ne vaut que par les personnages qu’elle nous donne à suivre, le tout s’insérant dans un monde imaginaire (puisque nous sommes sur ActuSF) qui vient servir et architecturer l’ensemble. C’est cette interdépendance constante de toutes les parties d’une œuvre qui rend le travail par émergence aussi précieux, mais après avoir longuement discuté des principes d’une méthode, il serait bel et bon de voir comment l’implémenter.

À nouveau, petit caveat d’usage : dans tout ce qui suit, je parlerai de « Zettelkasten » pour décrire globalement une méthode d’organisation des idées sous forme atomique et reliée, soit ce qui représente à mon humble avis le cœur de l’approche. Les universitaires grimaceront certainement à raison, car il n’est nulle question ici de suivre les sources ni de réaliser des bibliographies poussées, mais j’argue que c’est un raffinement supplémentaire du système, et que si l’on a bien compris les bases, il devient facile de rajouter les particularités nécessaires à son activité.

Commençons par l’évidence : les outils numériques ne sont pas du tout indispensables pour « faire du Zettelkasten ». Niklas Luhmann travaillait sur des fiches bristol dans des boîtes (d’où le nom), mais établir des liens entre des notes exige une certaine maintenance – l’informatique nous offre quand même de nous décharger de tout un pan du travail et il serait dommage de ne pas en tirer profit. Mais si vous aimez l’odeur du carton glacé et le risque de tout voir disparaître dans une inondation, more power to you.

Les exigences fondamentales d’une app pour du Zettelkasten

La (re)découverte des travaux de Luhmann, sa productivité phénoménale et, il faut bien le dire, l’attrait sombre que représente en sous-main le fait de peut-être collecter encore davantage de données sur les gens a conduit à une véritable explosion des applications de « prise de notes » et de gestion de la connaissance personnelle (PKM, Personal Knowledge Management). Sans rire, c’est surréaliste : depuis un an environ, il ne se passe pas un mois sans qu’un ou deux nouveaux produits débarquent sur le marché en promettant une révolution qui, à l’heure actuelle, a quand même commencé depuis un petit moment sans eux.

De plus, une app de prise de notes, c’est personnel comme une paire de chaussures : au bout du compte, ce sont vos exigences qui priment sur toutes les autres considérations. Il est impossible de faire un tour d’horizon exhaustif (même si une recommandation suivra, reflétant la situation au printemps 2021), donc mieux vaut recenser les qualités à rechercher pour former un point de départ, et cela permettra en plus à cet article de bien vieillir (aussi bien que son auteur, sans aucun doute). Mais s’il vous plaît, ne venez pas m’incendier si je n’ai pas cité votre favori.

Avanti.

L’insertion de liens doit être fluide, immédiate et puissante. C’est le but de la manœuvre, hein ? Si vous devez cliquer trois fois pour insérer le moindre lien, cela casse le flow, et vous finirez pas ne plus le faire, et ça defeate le purpose. Idéalement, on voudra un raccourci clavier facile qui vous propose aussitôt de rechercher dans vos pages pour insérer le lien de façon transparente et immédiate en une demie-seconde, genre ça :

(Soit dit en passant, cette exigence disqualifie directement le vénérable du domaine, Evernote.)

Les liens doivent être pérennes. Relier les fiches entre elles pose tout de suite un problème aussi vieux que l’hypertexte lui-même : si un jour je change le nom d’une ressource (une fiche), comment faire pour que les liens qui pointent vers elle ne cassent pas ? Il y a tout un débat dans la communauté du Zettelkasten autour de l’emploi d’identifiants uniques pour les notes (typiquement date et heure sous le format 202104201758), qui ne changeront jamais et permettent donc de maintenir des liens pérennes, mais beaucoup d’applications, à présent, maintiennent l’intégrité des liens même si les fiches sont renommées. À vous de voir si vous voulez prendre soin d’ajouter des identifiants numériques uniques ou pas ; personnellement, je crois que c’est une chose de plus que l’on peut déléguer à l’application.

Le formatage des fiches doit être riche. Sans aller jusqu’au WordArt de ma grand-mère, un peu de formatage fondamental, comme du gras, de l’italique, des titres et surtout l’insertion de médias (au minimum des images, peut-être un PDF de référence ou deux) semble un minimum en 2021.

Les données doivent être pérennes et interopérables. Les applications, c’est comme les nuages : elles vont et viennent, des entreprises mettent la clé sous la porte, d’autres apparaissent. Dans le choix d’une application, efforcez-vous d’en choisir une qui vous permette de sortir vos précieuses données sous un format lisible et interopérable de manière à pouvoir changer de système sans devoir reformater peut-être une décennie de travail. L’idéal, c’est une application qui utilise déjà des formats standard librement accessibles sur votre disque, mais l’aspect « liens » implique fréquemment l’emploi de bases de données propriétaires pour des raisons de performances.

L’application doit être sûre et confidentielle. Vous comptez confier à cette application vos projets et vos espoirs les plus secrets ; Luhmann a construit son Zettelkasten toute sa vie ; tant qu’à faire, vous aimeriez bien que vos données vous accompagnent, soient en sécurité et restent privées – une question brûlante à l’heure actuelle. Mais nous sommes en 2021 et franchement, ne pas avoir accès à ses notes sur tous ses appareils – dont son terminal mobile – n’a vraiment pas de sens. Cela implique donc, à un moment, une synchronisation par le cloud. Sans vous faire un cours de sécurité informatique, très rapidement, il y a deux termes fondamentaux à connaître : d’abord le chiffrage de bout en bout (end-to-end encryption, E2EE pour les intimes). Cela signifie que vos données sont chiffrées sur votre appareil avant d’être transmises au cloud (donc les intercepter ne donnera rien à un tiers malintentionné, elles seront illisibles) et qu’elles le sont aussi quand votre fournisseur les stocke sur ses serveurs (c’est-à-dire qu’un malandrin qui s’y infiltrerait ne pourra pas les déchiffrer non plus). C’est bien et ça devrait même être la base, mais ce terme est souvent confondu avec un niveau de sécurité supplémentaire, la vraie sécurité appelée « connaissance nulle » (zero knowledge) : cela signifie que non seulement vos données sont chiffrées de bout en bout, mais qu’en plus, vous êtes responsable de votre clé de chiffrement (mot ou phrase de passe) et que donc, vous êtes seul·e à pouvoir accéder à vos données. Tous les grands fournisseurs de stockage dans le cloud sont chiffrés de bout en bout (Dropbox, iCloud…) mais pas en connaissance nulle : dans l’absolu, un employé mal intentionné disposant de la clé de chiffrement maîtresse du serveur peut lire vos données. Bien sûr, ces entreprises sont très à cheval sur la sécurité pour s’assurer que cela n’arrive pas, mais à vous de voir si vous êtes à l’aise avec cette éventualité qui reste toujours théoriquement possible. Pour des questions techniques qui dépassent largement le cadre de cette colonne, proposer à la fois connaissance nulle et facilité à créer des liens entraîne des défis techniques contradictoires, ce qui rend cette combinaison extrêmement rare dans le domaine (mais elle existe).

Une recommandation et des mentions

À l’heure actuelle, l’application qui me semble répondre le mieux à toutes ces exigences existe, et elle s’appelle Obsidian. Disponible sous Mac, Windows et Linux ; bientôt iOS et Android (à l’heure actuelle, Obsidian n’a pas d’app mobile publiquement disponible, mais la période de test approche de la fin et elles devraient être bientôt diffusées au grand public, donc juste un peu de patience).

Obsidian fonctionne de manière extrêmement rusée : l'application exploite un dossier de fichiers texte (en fait, formatés en Markdown) et reconnaît certaines syntaxes extrêmement simples et lisibles par un humain pour faire des tas de choses magiques. Il suffit de taper les caractères [[ pour insérer un lien, avec une recherche rapide de vos pages ; les fichiers sont directement disponibles sur votre disque dur et vous pouvez en réaliser toutes les sauvegardes que vous voulez comme les synchroniser avec le système de votre choix ; un système de plug-ins réalisés par la communauté propose à peu près toutes les fonctionnalités additionnelles dont vous pouvez rêver ; et, sans entrer dans les détails, Obsidian est monstrueusement puissant, permettant de réaliser des tableaux de bord personnalisés avec des recherches dynamiques dans le corps de vos notes.

Le meilleur ? Il est entièrement gratuit pour un usage personnel ; les développeurs se financent par des dons de soutien, et surtout en proposant des abonnements à deux services optionnels :

Publish, pour publier certaines de vos notes sur le web (et réaliser par exemple un wiki personnel ou même votre site web) ;
Sync, qui propose un service de synchronisation justement en connaissance nulle (ce que ne sont pas la quasi-totalité des services de synchronisation, donc).

Au titre des défauts, parce qu’il faut bien qu’il y en ait, Obsidian est un app basée sur une technologie nommée Electron qui la rend un peu lourdingue à l’usage, et toute personnalisation vraiment poussée, notamment de l’apparence, nécessite assez vite de mettre la main dans du code (léger, mais quand même – c’est du CSS, si vous connaissez). Il est cependant possible de s’en servir avec bonheur sans jamais savoir que tout cela existe, grâce aux très nombreux thèmes et plug-ins réalisés par la communauté qui se chargent du boulot pour vous, et juste d’écrire dedans.

Avec l’un des jeux de fonctionnalités les plus poussés du marché, un profond souci de l’interopérabilité, l’un des seuls services de synchronisation en connaissance nulle, une expérience utilisateur profondément tournée vers la fluidité et un des prix les plus abordables, Obsidian n’est même pas le meilleur compromis, c’est l’une des meilleurs applications tout court (et j’y ai construit, pour la petite histoire, l’intégralité de mon plan pour La Succession des Âges, « Les Dieux sauvages » V).

➡️ Découvrir Obsidian

Le graphe de mon Zettelkasten sous Obsidian, donc. La grosse masse bleue représente toutes les fiches reliées à La Succession des Âges. Le reste représente le développement de mon système où je réintègre peu à peu vingt-cinq ans de notes éparses.

Les mentions obligatoires

Je ne peux pas parler d’applications sans mentionner un certain nombre d’autres ténors du genre, qui présentent différents avantages par rapport à Obsidian, et qui peuvent mieux vous convenir. Mais je vais vous expliquer aussi pourquoi, à mon sens, on peut les déconseiller : à vous de voir si ces défauts vous gênent (ou sont, même, des qualités à vos yeux).

Roam Research. Roam est littéralement le pionnier du domaine de la pensée en réseau ; presque tous les concepts qu’utilisent les apps du domaine, c’est à Roam qu’on les doit (backlinks, block links etc.), et ce logiciel est presque à l’origine de toute la révolution en cours. Si vous cherchez l’outil le plus puissant pour construire des liens, c’est Roam qu’il vous faut : de ce point de vue, c’est le meilleur, point. Tout, absolument tout, est reliable à absolument tout dans Roam, ce qui pousse la déconstruction de la structure chère au Zettelkasten à un point inégalable. Pourquoi peut-on déconseiller Roam ? Pour le prix, déjà (15$/mois, quand Obsidian fait presque aussi bien pour rien), pour le fait que c’est exclusivement une app web (vous ne contrôlez rien de vos données, qui peuvent disparaître demain) et, très franchement, pour l’attitude franchement désagréable de la compagnie, allant de la « secte » (#roamcult) qu’elle promeut sur les réseaux autour de son produit au trolling régulier de son fondateur.

Notion. Notion était à la base une sorte de réponse moderne et modulaire à Evernote, embrassant les technologies web des années 2015 ; l’app a depuis évolué en une sorte de plate-forme ultrapuissante et personnalisable où l’on peut faire finalement bien plus que prendre des notes, et littéralement développer ses propres applications légères autour des données importantes à sa vie – le tout sans taper une ligne de code. Si vous aimez architecturer exactement ce que vous voulez, Notion est l’outil qu’il vous faut, et il se trouve qu’en plus, vous pourrez faire du Zettelkasten dedans. Enfin, Notion est tout entier architecturé autour de fonctionnalités de collaboration, permettant de partager une base de connaissances avec une équipe, ce qui peut être très attirant selon votre usage. Pourquoi peut-on déconseiller Notion ? Parce que c’est une app web, là encore, même si un mode hors ligne est promis depuis des lustres ; parce que cela déborde largement des exigences d’un Zettelkasten, en fait, et que Notion est davantage une plate-forme de développement légère qu’une app de pensée en réseau. Mais si vous souhaitez un seul outil pour les gouverner tous (et dans les ténèbres vous lier), Notion vous donnera un jeu de fonctionnalités ridiculement puissant.

The Archive. The Archive est l’app développée par les deux responsables du site Zettelkasten.de, soit le point d’eau de référence autour de ladite méthode. Impossible, donc, de ne pas parler de leur appli : avec The Archive, vous êtes sûr·e d’avoir l’implémentation la plus « canonique » du Zettelkasten, tel qu’il nous a été transmis par les Dieux. The Archive fonctionne comme Obsidian sur des fichiers ouverts (Markdown) avec la structure la plus standard possible pour assurer une pérennité totale à vos données. Si vous souhaitez observer la méthode Zettelkasten dans sa plus pure implémentation, c’est The Archive qu’il vous faut. Pourquoi peut-on déconseiller The Archive ? Parce que l’application a le défaut de ses qualités : elle est bien moins puissante que les autres, et son rythme de développement est assez lent. D’autre part, il n’y a pas de version mobile dédiée (même si n’importe quel éditeur de fichier Markdown peut travailler sur ceux de The Archive : c’est l’intérêt d’un format ouvert).

Craft. Craft est l’une des applications les plus récentes et les plus prometteuses du domaine : native sur les plate-formes Apple, elle est extrêmement rapide et surtout, elle offre probablement le plus beau design de tout le marché, avec des options de formatage rapides qui réalisent très rapidement de superbes documents sur lesquels on a envie de travailler. Des fonctionnalités basiques de collaboration sont également disponibles. Si vous avez pris vos marques avec le Zettelkasten (suffisamment pour le recréer dans une app qui permet d’en faire de façon fluide, mais dont ce n’est pas le but premier) et que l’environnement graphique compte à vos yeux, Craft vous rendra heureux·se. Pourquoi peut-on déconseiller Craft ? Parce que Craft n’a pas de chiffrage à connaissance nulle et surtout parce que c’est une application très jeune à laquelle il manque encore quelques fonctionnalités de base (comme des tableaux ou des mots-clés) et qui doit se pérenniser (même si ça semble bien parti). (Pour être honnête avec vous, si j’en parle, c’est que je fais des infidélités à Obsidian avec, parce que c’est une app que j’ai énormément de plaisir à utiliser, alors qu’Obsidian est inégalable, mais m’offre une expérience moins plaisante. À vous de voir si vous êtes superficiel·le comme moi.)

Alors oui, il en existe littéralement cinquante autres, et si je n’ai pas parlé de Foam, Dendron, Logseq, DEVONthink, Bear, Mem, AnyType et des myriades de myriades d’autres produits, c’est que j’ai des raisons très techniques qui ne sont pas spécialement passionnantes avec lesquelles on peut de toute façon disconvenir et qu’il ne s’agit pas d’écrire un roman sur le sujet qui sera de toute façon obsolète dans une semaine. De manière générale : pour choisir votre outil, partez des critères exposés plus haut, et si vous ne savez pas par où commencer, dans le doute, téléchargez Obsidian, qui est devenu une référence majeure. Apprenez le Zettelkasten par la pratique, et d’ici deux ou trois mois, vous aurez suffisamment de recul pour savoir comment vous souhaitez fonctionner, que ce soit en continuant avec Obsidian ou autre chose.

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Commentaires (1)

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Gilbert Ursulet

message : 1

Bonjour Lionel,

je partage votre avis sur Obsidian comme la meilleure application zettelkasten actuelle.

Concernant Craft, j'attends l'utilisation native de markdown pour l'essayer.

Mais à mon avis, c'est nvUltra (successeur de notational velocity et de nvAlt), qui mettra tout le monde d'accord lorsqu'il sortira. En avez vous entendu parler ? https://nvultra.com

(et une petite mention pour NotePlan, pour son agrément d'utilisation comme éditeur markdown, avec des fonctions de calendrier et de gestion de tâche extrêmement bien pensées et intégrées dans le corps des notes... lorsque l'Application utilisera les titres de note et non la première ligne pour référencer les fichiers — c'est prévu — il pourra être utilisé comme container avec Obsidian)

Cordialement

Gilbert Ursulet