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Geekriture 06 - De l’émergence des idées à leur structuration
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Geekriture 06 - De l’émergence des idées à leur structuration

Cette semaine, Lionel Davoust est de retour dans la rubrique, Geekriture.

Découvrez la boîte à outils de Lionel Davoust avec ce sixième épisode, De l’émergence des idées à leur structuration.

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Le postulat depuis le début de cette colonne est que les modèles classiques de productivité s’effondrent à l’approche des domaines créatifs, en particulier l’écriture. Plus exactement, ils ne nous amènent pas bien loin (noter la tâche « continuer à écrire le chapitre douze », c’est bien beau mais cela va sans dire ; mais comment s’y prendre, que met-on exactement dans ce chapitre douze et comment l’aborder – c’est cela que l’on veut décider). C’est là que les méthodes d’émergence des idées, en particulier le Zettelkasten, prennent le relais en ne plaçant plus l’accent sur les choses à faire, mais sur les choses à clarifier.

L’une des forces du Zettelkasten est de ne pas imposer d’ordre a priori, en permettant simplement une exploration libre de ses idées et de ses recherches, et, à travers le tissage constant de liens et d’analogies, de voir les idées et les structures émerger par constellations et reflets d’intérêts. Mais évidemment, si l’on peut avoir une vision d’ensemble de ses notes ou fiches quand il en existe quelques dizaines, quand l’on dépasse la centaine voire, quand on atteint le chiffre vertigineux de 90000 comme dans le cas de Luhmann, la vision d’ensemble est impossible.

À un moment, il faut arriver à rassembler tout ça, à se donner des points d’entrée dans sa collection de notes, au risque de retomber dans le syndrome Evernote : une vaste boîte noire où l’on jette des pensées, mais dont on ne ressort jamais rien. Un Zettelkasten, un système de gestion du savoir doit vivre ; Luhmann lui-même qualifiait son système de « partenaire dans une conversation ».

Rien n’est jamais perdu

Avant toute chose, il convient de mentionner une force importante d’un système de pensée fondé sur des liens : rien n’est jamais perdu. Si l’on respecte le principe fondamental de relier obligatoirement une fiche à une autre dès sa création, tout peut être retrouvé au prix d’une petite promenade hypertexte, d’un peu de « surf » comme on disait dans les années 90, et cette promenade peut faire naître de nouvelles idées.

Mais surtout, avec nos systèmes contemporains de recherche textuelle instantanée, un coup de raccourci clavier permet de repêcher une fiche dont on connaît l’existence moyennant l’emploi des bons termes.

Easy peasy.

Cela ne suffit toutefois pas. La faiblesse se trouve évidemment dans le fait d’arriver à se rappeler l’existence d’une fiche, ce qui n’est pas gagné au bout de plusieurs années, et l’intérêt de tout le système consiste bien à tisser des analogies nouvelles que l’on n’aurait pas imaginées de prime abord : c’est, après tout, l’une des essences fondamentales de la créativité. Pour cela, il faut garder un peu la main sur ce qu’on possède.

Pour s’y retrouver, il convient donc d’imposer des strates d’ordre de plus haut niveau sur les fiches atomiques.

L’ordre doit se gagner

Il convient d’abord de ne pas oublier un des atouts de la prise de notes atomiques, particulièrement utile dans le cas de l’écriture créative : l’ordre se construit lui-même à partir d’une activité de réflexion et de création, il n’est pas nécessairement imposé d’en-haut, a priori. Des décennies d’emploi de systèmes de classement analogique comme des fiches dans des boîtes, puis de systèmes informatiques avec des dossiers bien rangés, nous ont formé inconsciemment à considérer qu’une information, avant d’être, doit exister quelque part - et à un seul endroit. Or, ce n’est nullement un impératif inébranlable, encore moins avec l’informatique, et surtout, la création est un processus chaotique où les idées viennent dans tous les sens, avant de s’agencer progressivement au fur et à mesure de l’écriture. (Il m’est arrivé des dizaines de fois d’écrire un morceau de scène avant de me rendre compte qu’il n’appartenait en réalité pas à ce temps-là du récit, voire, dans les cas le plus extrêmes, même pas à ces personnages-là.) Il paraît dommage, voire contreproductif, de se contraindre d’emblée dans la création, puisque par définition, on est en train de décider de quelque chose – ce ne sera qu’une fois la forme un peu plus aboutie de ce fameux quelque chose que l’on sera en mesure de décider où ça peut bien aller…

Évidemment, la volonté du créateur / créatrice est primordiale dans l’ordonnancement de la création, donc l’ordre, d’une manière ou d’une autre, vient bien d’en-haut. Mais je pense qu’il faut résister à ce biais inconscient de placer les choses dans des boîtes mentales avant même d’avoir pu vraiment s’interroger sur leur nature réelle. Une idée, une scène, un roman entier même peuvent muter de façons radicales avant de trouver leur forme finale, et plus l’on résiste longtemps aux catégorisations a priori, plus on demeure libre de laisser sa matière se déployer sans contrainte afin qu’elle parvienne à maturité.

Nick Milo est probablement le spécialisate qui a le plus travaillé la notion de structuration émergente de façon pratique (il a fondé l’atelier Linking Your Thinking, ou LYT, autour de cette notion précise ; full disclosure, votre humble serviteur a suivi la formation dans ses tout débuts, il en est ressorti drôlement moins bête et il la recommande chaudement). Milo propose un axiome très simple : « order has to be earned », l’ordre doit se gagner.

Mais comment l’établit-on, justement ?

Cartographies non destructives

Puisque la structure émerge et que les fiches sont à la fois atomiques et reliées, il vient une notion extrêmement simple : on peut plaquer sur celles-ci une organisation d’ordre supérieur composant la sémantique que l’on désire. Il suffit pour cela d’ajouter de nouvelles fiches spéciales, lesquelles pointent vers d’autres selon les critères voulus : collationner un thème, inventorier des idées relatives à un domaine, construire une vision d’ensemble d’un projet… Le tout revenant, toujours, à l’idée fondamentale de liens. Un peu à la manière d’un portail personnel composé selon les critères de son choix.

Et, à mesure que le système gagne en complexité et en profondeur, rien n’empêche évidemment de réaliser des fiches d’encore plus haut niveau structurant elles-mêmes ce niveau supérieur, et ainsi de suite, jusqu’à parvenir à une galaxie entière.

Les beautés d’un tel arrangement sont multiples :

Il n’est pas automatique. Je vous assure, c’est un avantage. Tout le but d’un tel système consiste à réfléchir. À découvrir sans cesse de nouvelles connexions, à revoir et creuser son propre savoir, ses propres idées. Les malaxer forme l’essence même du travail intellectuel ; John Gardner dans The Art of Fiction parle de « rumination » dans le cas de la construction d’intrigue. C’est en organisant manuellement ses idées qu’on les approfondit.

Il est non destructif. On ne fait qu’ajouter du contenu, on ne touche pas aux fiches elles-mêmes. Celles-ci continuent à vivre leur vie indépendamment les unes des autres et de la structure dont elles font à présent partie, et dont elles ignorent tout.

Il est non-exclusif. Une fiche peut vivre à autant d’endroits que l’on souhaite. Envie d’avoir un thème « armes de siège médiévales » et un autre « 10 trucs dangereux à construire avec du bois » ? Votre Zettel « trébuchet » peut figurer aux deux endroits.

C’est donc un arrangement fluide, ce qui est capital pour faire évoluer sa pensée, tout spécialement dans le cadre de l’écriture romanesque.

Les tenanciers de zettelkasten.de appellent cela une « structure note », fiche structurelle, et la considèrent plutôt comme une table de matières assez rigoureuse. Nick Milo, en revanche, voit la chose comme une cartographie du contenu ; l’acronyme MOC (Map Of Content) est passé dans le langage courant de ces sphères. Contrairement à une table de matières pure, une MOC vise à ajouter du sens à l’organisation des fiches, ne serait-ce que par l’ordre qui a été choisi, les juxtapositions, et encourage à agencer les fiches référencées de manière consciente, ajoutant là aussi de la valeur à la pensée. (Je propose pour cela humblement la traduction NAV, ce qui renvoie évidemment à la navigation, mais aussi pour former l’acronyme Négociation Avec la Vérité, puisque construire une MOC / NAV implique une interrogation sur le réel et une construction consciente d’une représentation reflétant une subjectivité personnelle.)

Laissez tout cela venir

Encore une fois, la tentation est grande, presque irrépressible, de vouloir tout placer dans des cases le plus vite possible ; à lire les forums, l’angoisse de perdre ses pensées est écrasante. Je ne peux que vous encourager à combattre cette tendance compréhensible, mais infondée : dans un système moderne, tout est retrouvable en quelques secondes. Il est tellement dommage, tout spécialement dans un cadre créatif, de se contraindre au stade de l’idéation et de la recherche ; c’est au contraire le moment peut-être le plus ludique, où tout est possible, et où l’approche Zettelkasten permet non seulement d’apprivoiser cette exploration mais fait de la fluidité un précepte central.

Comment apprivoiser tout ça de façon pratique ?

Nick Milo met vigoureusement en avant l’aspect fluide de son approche, qu’il ne définit d’ailleurs pas comme un système mais un framework, soit un cadre de travail. Il partage gratuitement ce qu’il appelle le LYT-kit, soit un paquet de fiches personnelles démontrant ses concepts en action, notamment les MOC, que n’importe qui peut ouvrir et explorer (et qui est spécialement formaté pour Obsidian). Il est téléchargeable gratuitement ici, et directement consultable (et fonctionnel) là sous Obsidian Publish.

Dans le même esprit, Andy Matuschak est l’un des premiers à avoir partagé ses fiches en ligne, et à avoir raffiné les concepts de Luhmann pour en proposer des incarnations modernes (comme l’evergreen note) : on peut les lire et y naviguer ici.

À mon sens, la meilleure manière d’apprendre consiste à explorer et à jouer avec ces exemples très aboutis… puis à expérimenter soi-même, sans tarder, sur ses propres sujets d’intérêt !

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