Beaucoup d’entre nous se souviennent de leur lecture de « Latium », ce roman puissant et magnifique qui nous avait fait découvrir un alors nouvel auteur français, Romain Lucazeau : il revient à l’uchronie aujourd’hui avec « Vallée du carnage » (Seuil, collection Verso), un roman superbement écrit et qui prend le lecteur à la gorge.
Dans ce monde où l’Antiquité ne s’est jamais terminée s’affrontent l’empire perse, sous la direction despotique du Roi des Rois, Orode, et Carthage, première puissance commerciale et technologique, et son alliance de puissances méditerranéennes (Grecs, Phéniciens mais aussi Etrusques et Latins) autour du combat de la ville libre d’Ecbatane, dont Orode fait le siège depuis des années, n’ayant pas accepté qu’elle veuille sortir de l’orbite perse, le tout sous l’œil vigilant de l’empire Han à la neutralité incertaine. Les développements technologiques et scientifiques ont progressé et sont même largement en avance sur les nôtres : la Perse domine l’espace avec ses satellites et ses ogives nucléaires sont pointées sur toutes les grandes villes ennemies, elle a de plus des Monolithes (des engins extraordinaires que je vous laisse découvrir) protégeant ses frontières et les rendant infranchissables. Quant à Carthage, elle a développé toutes les technologies de pointes en matière aérienne et médicale, des systèmes de communication avancés, sans parler de sa puissance industrielle qui, avec celle de ses alliés, lui permet d’inonder la planète de ses produits. Mais, au niveau culturel et religieux, rien n’a bougé : les croyances aux dieux et les sacrifices qu’on leur fait (le sacrifice des enfants à Ba’al Hammon, mélange de croyance archaïque et de science avancée m’a laissé pantois), l’esclavage et le mépris de la personne humaine, le racisme envers les autres – les « races inférieures » -, tout cela donne des sociétés, en particulier la perse et la Han, mais aussi, de manière plus insidieuse la carthaginoise, très dures, très hiérarchisées et écrasant l’individu.
Le roman m’a fait penser au déroulement implacable d’une tragédie grecque antique : sous la direction d’un coryphée omniscient qui interpelle les huit personnages principaux et les met face à leurs motivations, à leurs faiblesses et à leurs contradictions, nous suivons l’enchaînement des événements et des complots qui vont mener au dénouement de la crise d’Ecbatane. Le roman est très dur, ne faisant aucune concession à la sensibilité du lecteur : les descriptions d’orgies, de tortures, de combats etc… sont très réalistes et détaillées, cela fait partie de l’inhumanité que veut nous montrer l’auteur. En lisant le roman on ne peut s’empêcher de penser à notre monde présent (remplacer Ecbatane par Ukraine, Carthage par Etats-Unis et Perse par Russie), ce qui est bien entendu voulu par Romain Lucazeau qui est parfaitement au fait de la politique internationale. Comme il a fait partie de la Red Team, on ne peut que lire avec un profond intérêt – et ayant froid dans le dos - ses descriptions des armements utilisés, des tactiques mises en œuvre et de l’équilibre géo-stratégique. Et si le titre est tiré d’un passage de Jérémie (le Dieu de l’Ancien Testament ne brillant pas vraiment par sa mansuétude), ce n’est pas, bien sûr, par hasard : comme le fait remarquer l’auteur par petites réflexions éparses dans le texte, nous sommes dans un monde où le christianisme n’a pas existé et donc certaines valeurs humanistes ne sont jamais apparues mais, finalement, sur le fond, nos sociétés contemporaines sont-elles véritablement différentes (au-delà des discours conventionnels et convenus) de celles qui nous horrifient dans le roman ?
Merci à Romain Lucazeau, avec son écriture aussi magnifique que magistrale, de nous confronter à nous-mêmes et de rendre ainsi la lecture de son livre obligatoire à quiconque a envie de réfléchir à ce que nous sommes, ce qui est, après tout, le but de la SF.
Jean-Luc Rivera
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