Philippe Caza est un géant de l’illustration. Depuis plus de quarante ans, sa route a croisé celle de nombreux auteurs de l’imaginaire au point que l’on n’imagine pas certains livres sans ses couvertures, comme ceux de Jack Vance, par exemple, ou de Roland C. Wagner. S’il confesse ne pas être un grand lecteur de Lovecraft, il l’a illustré tout de même à plusieurs reprises, notamment pour le jeu de rôle L’Appel de Cthulhu, où il a réalisé un magnifque décor pour l’écran du maître de jeu. Il a aussi fait le portrait de l’auteur, à sa manière, pour la bio imaginaire H.P.L. par Roland C. Wagner. Comment illustre-t-on l’indicible avec sa patte et son style ?
Cette interview a été publiée dans la monographie consacrée à Lovecraft - Au cœur du cauchemar.
Actusf : Comment as-tu rencontré Lovecraft en tant que lecteur ?
Philippe Caza : Comme je lis de la SF depuis l’âge de 14 ou 15 ans, j’ai dû en lire dès cet âge-là dans des revues des années cinquante, Fiction, Galaxies, Planète…
Mais si je regarde ma bibliothèque, je n’ai pas beaucoup de ses bouquins, sept ou huit, peut-être… Je ne suis pas vraiment un grand lecteur de Lovecraft.
Actusf : L’univers ne te parle pas ?
Philippe Caza : Je vais t’avouer quelque chose, Lovecraft, ça me fait rire ! D’une certaine manière, je n’ai jamais pu le prendre au sérieux. Je n’ai jamais frémi à sa lecture. Je trouve même sa volonté de faire peur un peu laborieuse ou tellement systématique, avec un vocabulaire où trônent l’indicible, l’abominable, le bizarre, l’innommable, le hideux… un aspect répétitif qui appelle la parodie. Mais, pour autant, je l’aime !
Il y a un style, parfois même flamboyant, qui vous entraîne « ailleurs », comme dans Démons et Merveilles, et puis c’est peut-être justement son côté obsessionnel qui le rend fascinant.
Actusf : Et en tant qu’illustrateur ?
Philippe Caza : Eh bien, le souci, c’est qu’il ne montre rien du tout. Il ne dit presque rien de visuel, les descriptions sont vagues, tout en suggestion, impressionnistes… mais il t’affirme que ça fait peur, que c’est épouvantable, révoltant, etc. En fait, a priori, il n’est pas fait pour être illustré. C’est tout dans la tête, un peu comme Philip K. Dick
(qui me fait rire aussi et que j’aime aussi).
Illustration de Philippe Caza pour Les Jeux Descartes.
Actusf : Justement, comment l’as-tu abordé ?
Philippe Caza : À partir des illustrations de mes prédécesseurs, peut-être… On dirait qu’il s’est imposé un certain
esprit graphique, devenu incontournable, autour de Lovecraft. Notamment dans les jeux de rôle, où les auteurs sont obligés de compléter, voire d’inventer des descriptions beaucoup plus précises qu’à l’origine pour illustrer les monstres et les Grands Anciens. Du coup, il y a une sorte de tradition qui s’est mise en place autour de la faune sous-marine : monstres marins, hommes-poissons, pieuvres, etc. Le tentacule est devenu la référence lovecraftienne par excellence !
Il est un peu ridicule avec ses petites ailes dans le dos…
Actusf : Pour tes illustrations dans le domaine du jeu de rôle, comment as-tu procédé ?
Philippe Caza : À la base, pour les Jeux Descartes, j’ai fait trois ou quatre propositions et ils ont choisi. Ils m’avaient laissé pas mal de liberté parce que c’était un nouveau livre de règles qui permettaient de jouer dans n’importe quelle époque, pas seulement dans les années vingt. Donc il n’était pas question de mettre des maisons ou des voitures « d’époque ». Alors je ne l’ai pas relu à la recherche d’une description précise de Cthulhu. Je me suis dit qu’il fallait un temple, avec un Cthulhu gigantesque. Il ne correspond pas vraiment aux descriptions présentes dans le jeu lui-même, genre face de poulpe, grosses griffes et petites ailes dans le dos. Il est un peu ridicule, non ? Surtout qu’il ne vole même pas !
Actusf : Il y a eu beaucoup d’illustrations et d’illustrateurs autour de l’univers de Lovecraft, dont certains ont eu un impact fort sur la vision que l’on a de son œuvre. Existe-t-il une sorte de contrainte pour toi vis-à-vis de ce qui a déjà été fait ?
Philippe Caza : Non, au contraire, c’est une liberté. M’inscrire dans ce monde-là, cette tradition-là, si on veut, ne m’a jamais gêné. C’est comme dans le space opera, où on met des tuyaux partout et plusieurs lunes… Ce sont des signes de reconnaissance… Là où j’ai eu quelques contraintes, c’est pour l’illustration de la dernière version du jeu de rôle, chez Sans-Détour. Là, ils avaient fait une sorte de maquette de Cthulhu et ils voulaient que tous les illustrateurs s’en inspirent. Mais ce n’était pas vraiment gênant : autour de ce schéma, il y avait de quoi travailler et faire une œuvre personnelle. C’est là que j’ai mis Cthulhu dans un temple (encore, eh oui…) avec une femme toute
petite dans l’eau à ses pieds.
Illustration de Philippe Caza pour H.P.L. de Roland C. Wagner Éd. ActuSf
Actusf : Chaque fois, ce qui marque, c’est le gigantisme.
Philippe Caza : Oui, pour Cthulhu, en tout cas. Et pour qu’il ait l’air grand, énorme, gigantesque – c’est quand même un dieu ! –, il faut mettre dans le paysage quelque chose de « normal », comme un homme ou une femme. C’est un truc classique, en fait : créer un rapport de proportions.
Actusf : Deux ou trois jours de travail, plongé en tête à tête avec Cthulhu !…
Philippe Caza : Oui, mais ça ne me fait pas peur ! Ce qui m’avait donné le plus de boulot, c’est quand j’ai fait l’écran de jeu, en 93. Là, mon original était une sorte de fresque d’un mètre de large en couleurs directes à l’acrylique. Je me suis régalé !
Actusf : Parle-nous du choix des couleurs pour illustrer Lovecraft.
Philippe Caza : Je pense que la base, c’est la gamme verdâtre. C’est le glauque par excellence, la couleur des crapauds, des batraciens, des algues pourrissantes… Et puis, il y a un rapport du vert avec un violet qui m’intéresse : ça donne d’emblée un côté malsain. C’est un mélange que j’utilise souvent pour des monstres, des sorciers, des
sorcières…
Suggérer légèrement le côté monstrueux.
Actusf : Je voulais parler aussi de la couverture d’H.P.L. de Roland C. Wagner, cette biographie imaginaire de l’auteur de Cthulhu. Tu te souviens de comment tu l’avais faite ?
Philippe Caza : Oui. J’avais fait assez simple : c’était pour un petit format. J’étais parti d’un portrait, sa photo classique, et je l’avais extrapolé à ma sauce avec un bout de tentacule par-dessus son épaule. Je crois bien que j’avais en référence une belle illustration que Moebius avait faite pour le livre les Lettres d’Arkham, chez Glénat, en 75. On y voyait un Lovecraft en train d’écrire et, sous la table, il y avait un bout de tentacule qui dépassait de la nappe. C’est une manière de suggérer légèrement le côté monstrueux. C’est presque indicible… donc « indessinable » !
Actusf : Comment est-ce que tu vois l’espèce de bouillonnement visuel autour de Lovecraft et comment arrives-tu à expliquer qu’il soit passé dans la culture commune ?
Philippe Caza : Comment est-ce qu’un auteur devient un classique ? Peut-être parce que son univers est obsessionnel. Peut-être aussi qu’une part de son succès est venue d’abord de tous les auteurs qui l’ont imité, et avec qui il a collaboré. Et sur le plan visuel, il y a tous ces gens qui l’ont illustré, qui se sont emparés de son univers et qui se sont influencés les uns les autres… Je parlais de tradition… Un peu comme le traitement visuel de l’univers de Tolkien. Involontairement, avec le temps et les publications, il se crée une sorte de fond commun, quelque part dans le grand bol de soupe de la Psychosphère, comme dirait Roland C. Wagner… Un mythe avec sa galerie d’archétypes… et qui dure, qui reste et qui marque, longtemps. Ça se voit d’ailleurs quand des rôlistes qui ont 30 ou 40 ans et qui ont laissé tomber Donjons et Dragons et les jeux à « Gros Bill » depuis longtemps jouent toujours à L’Appel de Cthulhu.
Propos recueillis par Jérôme Vincent.