Les Talents de Xanadu

Au sein de la cohorte d'auteurs qui publiaient dans les magazines de science-fiction des années quarante et cinquante, il en était un qui se démarquait par sa sensibilité et ses thèmes, plus psychologiques que technologiques. Theodore Sturgeon a écrit peu de romans, mais ils figurent encore pour longtemps parmi les plus beaux du genre : Cristal qui songe et Les plus qu'humains. Ce sont pourtant ses très nombreuses nouvelles qui constituent l'essentiel d'une œuvre à la croisée de la science-fiction et du fantastique. Parfois presque mystique, cet humaniste a cherché à travers des histoires parfois tragiques à mettre en relief les aspects les plus positifs de la nature humaine. Pour l'amateur d'utopies comme pour le lecteur idéaliste lassé d'un cynisme facile, Les Talents de Xanadu recèlent des trésors de compassion.

Éthique, utopie et rédemption...

Si les hommes découvraient le Paradis, ils ne s'en apercevraient probablement même pas et n'auraient de cesse avant d'y avoir recréé l'Enfer auquel ils sont habitués. Sur la planète Xanadu, les descendants de colons humains ont développé une société remarquablement ouverte et pacifique. Lorsqu'ils accueilleront l'émissaire d'un autre système conquis par les anciens Terriens, celui-ci apprendra que le partage d'un héritage commun peut mener à des options culturelles très différentes.  La tolérance et le respect de l'altérité ne sont pas des vertus évidentes à acquérir mais elles n'en sont pas moins essentielles. Pour cela, il faut comprendre et il est donc nécessaire d'apprendre, comme le fera « L'Amateur de cimetière » en découvrant que les tombes ont elles aussi une histoire à raconter. On peut cependant comprendre, relativiser et accepter une vision alternative des événements sans être en accord avec ce que l'on trouve chez les autres. C'est une démarche qu'il est aussi difficile de faire en soi-même, comme dans le cas des personnalités multiples que Fred, docteur et  psychothérapeute novateur, va être amené à modeler à l'aide d'un appareillage sophistiqué, le psychotron.

Travailler à devenir plus humain...

Les textes de Sturgeon demandent souvent au lecteur une certaine maturité. Si toutes les nuances des tourments intérieurs de l'homme sont représentées dans ses histoires, c'est parce qu'il était un expert en la matière. Ses nombreux mariages, pendant lesquels il donnait les meilleurs de ses récits, ses divorces tout aussi nombreux, pendant lesquels il devenait incapable de produire la moindre phrase, son enfance difficile, tout cela se trouve présent dans les personnages émouvants qu'il a créés. C'est en partie grâce à ses souffrances personnelles qu'il parvient à toucher et faire écho à celles de ses lecteurs, avec une précision jusque-là inégalée dans une science-fiction d'après-guerre encore influencée par les récits d'aventures spatiales de l'âge d'or des pulps magazines. Personne ne s'étonnera donc en découvrant que Sturgeon fut le premier à révéler la part humaine de Monsieur Spock dans un épisode mémorable de Star Trek – « Amok Time », cinquième épisode de la deuxième saison – dont il écrivit le scénario. De même que dans un épisode des Envahisseurs, lorsque David Vincent est trahi par sa propre fiancée, ce sont les spectres de la vie de l'auteur qui reviennent le hanter... C'est pourtant sans rancune, dans un esprit très pacifiste, que se termine le recueil. « Mémorial » se révèle être autant un avertissement qu'une œuvre d'imagination. Entièrement écrit sous forme de dialogues, sans jamais tourner à la démonstration de virtuosité (ce qu'il est pourtant), le récit éveille encore une fois de nombreuses pistes de réflexion. N'y a-t-il pas une contradiction insoluble à imaginer qu'une arme plus dévastatrice qu'un millier de bombes atomiques puisse être utilisée pour faire régner la paix dans le monde ? Les auteurs comme Sturgeon sont trop rares pour être ignorés, trop précieux pour ne pas être lus et relus, édités et réédités...