Le livre d'or de la science-fiction : James Tiptree

Dans un univers littéraire où les personnages remarquables sont pourtant légion, peu d’auteurs ont autant cultivé le secret que James Tiptree Jr. Pendant près de dix ans, absolument personne n’a pu se vanter de l’avoir déjà vu. Ses contacts avec ses éditeurs et amis du monde de la science-fiction se limitaient à des échanges épistolaires. L’une de ces relations réceptionna même un prix Hugo au nom de son mystérieux correspondant, en 1974, et affirma à cette occasion n’avoir jamais vu James Tiptree ! Le secret fut finalement découvert quatre ans plus tard et les fervents lecteurs de James apprirent avec surprise qu’il se prénommait en réalité Alice, que son véritable patronyme était Sheldon et que la ville anglaise de Tiptree n’avait jusqu’alors comme titre de gloire que son industrie de la confiture… Si elles relevaient souvent, en 1968, du registre humoristique, les nouvelles de James Tiptree Jr prirent bien vite la dimension plus critique et dramatique qui leur permet, plusieurs décennies après leur première publication, de conserver tout leur mordant.

Des histoires qui témoignent de la lutte désespérée menée par l’humanité pour rester civilisée…

Après une passionnante introduction de Pierre Rey viennent les premiers textes du recueil, courts et agréables mais qui ne laissent en rien présager du choc qui viendra avec certains des suivants. Première pépite : l’histoire étrange de ce voyageur temporel dont les apparitions semblent rythmer le cours de civilisations nées après une surprenante apocalypse. À partir de ce point, la veine est ouverte et le reste du livre sera mémorable ! "Une fille branchée", prix Hugo 1974 dans la catégorie court roman, est un de ces textes sur lesquels on tombe trop rarement. Il n’est pas courant de ressentir une telle compassion envers un personnage comme celui de cette jeune fille pas très futée et d’une incroyable laideur qui se laissera manipuler par les promesses d’une science aux intentions douteuses. Et si on ne ressort pas choqué par cette nouvelle, la suivante, "Houston me recevez-vous", prix Nebula 1976, se chargera de commotionner les âmes sensibles. L’apocalypse vécue avec des siècles de décalage par quelques astronautes pris dans une singularité temporelle prendra des couleurs effrayantes. Et si cela ne suffit pas, une autre histoire de fin du monde, pas moins horrible que la précédente et signée à l’origine du pseudonyme de Raccouna Sheldon et prix Hugo 1976, achèvera de vous faire regretter que James Tiptree ne soit pas plus connue en France.

Leçons d’invisibilité…

La vie d’Alice Sheldon, d’une richesse exceptionnelle, pourrait rivaliser avec celle des personnages de romans les plus étonnants. Fille d’un couple d’explorateurs, elle passa une partie de son enfance en Afrique, partant même parfois sur la piste des gorilles avec ses parents. Après des débuts en tant qu’artiste peintre, elle s’engagea dans l’Air Force pendant la Seconde Guerre mondiale, participa ensuite aux premiers pas de la CIA aux côtés de son mari, et termina sa carrière publique en s’adonnant à la recherche en psychologie… Dans la vie comme en littérature, Alice Sheldon a brouillé les pistes et fait partie d’une génération de femmes qui ont su démontrer avec brio que la science-fiction n’était pas un domaine réservé aux hommes. Comme un écho du mystère dont elle entourait sa véritable identité, Alice Sheldon a écrit des nouvelles en leur donnant un traitement souvent féministe, mais aussi parfois d’apparence masculiniste, comme pour refuser de réduire les luttes pour l’égalité à une absurde guerre des sexes. Le livre d’or contient des nouvelles qui figurent parmi les plus remarquables que le genre ait produites et il est bien dommage que nous n’ayons que ce recueil pour satisfaire notre curiosité…