Anticonformiste notoire, Norman Spinrad déteste les étiquettes, et en conséquence s'est essayé, avec un bonheur égal, à tous les genres, du space-opera caustique au cyberpunk métaphysique. C'est sans doute ce qui rend son œuvre si atypique et le rapproche plus d'un Brett Easton Ellis ou d'un Hunter S. Thompson, que de Van Vogt ou d'Herbert.
Le Printemps Russe ne fait pas défaut à cet axiome de base et nous projette dans les sphères – un peu délaissées ces temps-ci – de la politique-fiction ; quelque part entre l'uchronie et la prospective scientifique.
Spinrad nous invite dans sa Grande Europe, une confédération économiquement forte vivant son âge d'or. Elle est à son apogée technologique et s'apprête à accueillir en son sein une U.R.S.S qui, au prix de quelques concessions au Gro² Kapital, a choisi la voix de la Perestro¿ka. Un planisphère géopolitique résolument centré sur le Vieux Monde, ce qui, cela va sans dire, provoque quelques grincements de dents Outre-Atlantique, où l'on se sent exclu de cette nouvelle donne.
Et de fait les vieux démons protectionnistes n'ont pas tardé à resurgir aux Etats-Unis, ultime tentative pour résorber les effets d'un déficit commercial colossal qui a amené le pays au bord du gouffre. En quête de cette grandeur perdue, ce qui reste du gouvernement à la Maison-Blanche a livré son économie clefs en main à un complexe militaro-industriel forcément va-t-en-guerre, mais qui, faute d'ennemis, manque cruellement de débouchés. C'est pourquoi, à l'heure où l'Union Européenne se lance dans la conquête spatiale, la NASA mobilise toutes ses forces sur le projet "Etoile d'Amérique", un bouclier défensif orbital horriblement coûteux, d'un intérêt stratégique douteux, mais permettant au lobby des armuriers de mettre l'économie américaine sous perfusion.
Un rêve spatial tronqué que ne partage pas Jerry Reed, jeune ingénieur chez Rockwell, en charge de la conception d'un système d'acheminement des ogives vers les rampes de l'Etoile d'Amérique. Lui qui a vu sa vocation s'éveiller une nuit de 1969, en voyant Neil Armstrong marcher sur la Lune, n'accepte pas de se voir frustré de la course aux étoiles pour d'aussi mesquines considérations. Aussi, lorsque l'ESA lui dépêche un chasseur de tête, il accepte sa proposition et se rend à Paris pour rencontrer les instances dirigeantes de l'Agence. Quand il s'y verra proposer de pouvoir vivre ce rêve pour lequel il est prêt à tout donner, Jerry va quitter son pays, ses amis, sa famille, et venir s'installer en Europe.
Voilà le postulat de ces trente chapitres qui, après une cinquantaine de pages d'exposition un peu laborieuses, débutent plutôt bien par une vision saisissante de Paris. Vision ayant certainement inspiré celle de Dantec dans la deuxième partie des Racines du Mal. Rien de très étonnant à cela d'ailleurs, les deux hommes étant amis. Bien sûr le destin de Jerry Reed, cet américain expatrié, n'est pas sans rappeler la propre histoire de Spinrad, qui a choisi en 1988 de fuir une Amérique trop reaganienne à son goût, entrée dans l'ère du "n'importe quoi". Et de fait, certains passages du Printemps Russe ressemblent furieusement à un règlement de compte. Toutefois, au fil des pages, le plaisir pervers qu'il y prend se teinte de regrets, pour afficher vers la fin les couleurs trop criardes du patriotisme. Surprenant de la part de l'auteur de Jack Barron et l'Eternité et de Rock Machine, deux romans où il s'était plu à copieusement conchier le mercantilisme U.S. On ne s'étonne donc plus lorsque la quatrième de couverture de la présente édition nous apprend que Le Printemps Russe a été salué Outre-Atlantique comme le plus grand chef d'œuvre de Norman Spinrad. On ne s'en étonne plus car c'est certainement son roman le plus américain, qui prend des allures de grande fresque chauvine, n'hésitant pas user de toutes les ficelles du genre : intrigue capillo-tractée, mélo, message d'espoir vibrant, vision quasi messianique de l'avenir et retour triomphal sur le sol de la Mère Patrie. Ce n'est en soi pas indigne, parce que c'est bien fait et c'est même presque excusable si l'on veut bien considérer combien il doit être difficile d'assumer chaque jour le choix de l'exil. C'est seulement un peu décevant de la part de celui qui a été, et reste encore, le poil à gratter de cette bonne conscience tranquille que l'isolationnisme et l'inculture confèrent aux Américains.