Les Portes du Possible
Il y a des auteurs et des dessinateurs de bandes dessinées qu’on n’évoque pas séparément, comme s’ils ne constituaient qu’une seule entité. Dupuy et Berbérian. Rosinski et Van Hamme. Schuiten et Peeters sont de ceux-là. Ils avaient été rendus célèbres par Les Cités Obscures, dans les pages du regretté magazine (A Suivre…). Dans cette série où la civilisation et les costumes dataient de la Belle Epoque, mais la technologie dépassait la nôtre, et se dépassait elle-même tellement elle était rouillée, mal fichue, mécontente, on sentait poindre des questions extrêmement contemporaines, comme la surpopulation des villes ou la réécriture de la géographie pour servir le nationalisme.
Dans Les Portes du Possible, leur dernier ouvrage, qui a fait l’objet d’une exposition à la BNF dans le cadre de la commémoration de la mort de Jules Verne (18 octobre 2005 au 15 janvier 2006), ils ont laissé derrière eux l’obscurité de leurs cités fantastiques. Chaque double page est indépendante, sous forme d’une page de journal (pas étonnant, puisque Les Portes du Possible ont d’abord été publiées, par épisodes, dans trois journaux de France et de Belgique : Courrier International, Le Soir et DeMorgen). La trouvaille, c’est de tout mettre sous la forme d’articles futurs, datés entre 2010 et 2050 (et pas dans l’ordre chronologique, d’ailleurs, ce qui désoriente et fait partie du charme de l’ouvrage). Les illustrations, splendides, sont les photos des articles. Le scénario est dans le texte. Ce n’est pas, à proprement parler, une bande dessinée, et ce n’est pas un livre non plus. D’ailleurs, l’album est un bel objet, dont chaque page est cartonnée, mais qui ne se lit pas comme une BD.
Cette fois-ci, leur inspiration, et leur point de départ, c’est nous, notre époque, notre civilisation. On y parle beaucoup d’Europe, et de ce qui se passera une fois la phase présente dépassée. D’environnement, d’évolution. De ce qui se passera quand l’industrie se sera éteinte. D’organismes génétiquement modifiés, et des points de vue moraux sur eux, de religion et d’humanité.
La technologie obtient la part du lion. On est maintenant loin des passerelles rouillées, un peu steampunk, des Cités Obscures, même si on en retrouve certains échos, comme dans ce pont/immeuble au plein cœur du Vaudois, conçu par des philosophes. Graphiquement, on penche un peu plus vers le futur de Moebius, sans jamais perdre le style inimitable qui nous est familier. C’est surtout le choix des sujets qui diffère ; comme Les Portes du Possible mentionne les technologies nouvelles, une bonne partie de l’album montre les riches et les puissants, développant un art de vivre et un confort très européens.
Cela pourrait être une belle utopie, mais on sent que ce n’est pas tout ce qu’il y a dans ce monde futur, et l’on voudrait en voir les autres aspects - on y devine le terrorisme, la lutte des classes, la famine, mais toujours en estompe, pour mettre en valeur les sujets parfois anecdotiques des articles. On ne doute pas qu’il s’agissait là de l’intention, pour parodier le journalisme qui visiblement n’a pas fait de grands progrès en cinquante ans. C’est beau, intéressant, mais, pour cette raison, un peu frustrant.