Donc, en ce beau mois de septembre, revoilà Maurice G.Dantec, Grande Jonction est son nouveau rejeton. L'objet de notre attention nous porte à la perplexité. Par sa taille d'abord. 775 pages, ça n'est pas rien. Mais surtout, on se demande ce qui nous attend derrière la couverture - plutôt moche -signée une fois encore par Liberatore. Et au souvenir de Cosmos Inc., un voile d'appréhension obscurcit notre horizon de lecture. Car pour moins volumineux que le présent opus, son précédent effort s'était achevé sur l'amer constat d'un ratage. Si on y avait bel et bien senti poindre l'espoir d'une lumière, Dantec y avait tué tout romanesque. A trop vouloir dire, il avait tout simplement oublié de raconter.
"Vous serez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait" (Matthieu 5.48)
Une narration lacunaire qui avait tout de même abouti en fin de parcours à la mort de la Métastructure, cette entité machinique décentralisée, qui régissait une bonne partie du monde industrialisé. C'est très précisément douze ans après cette "Première Chute" que débute Grande Jonction. Nous sommes toujours en Territoire Mohawk, là même où le phénomène s'était initialisé. Une combustion qui avait pour origine la rencontre d'un ange et du tueur qu'elle avait créé et incarné dans le monde réel.
Fruit de leur union contre-nature, Gabriel Link de Nova est né à l'instant précis où la Métastructure s'effondrait. Adopté par un érudit originaire des Balkans et la seule androïde de quatrième génération à avoir reçu le baptême chrétien, il vît au coeur du Comté de Heavy Metal Valley, seul township à vivre sous la "Loi d'Airain" du redoutable shérif Wilbur Langlois. Inflexible, gardien de la dernière communauté chrétienne du Territoire, il couve aussi Link de Nova d'une attention toute particulière. Car le jeune garçon possède un don précieux.
Douze années ont passées depuis la Chute de la Métastructure, qui avait définitivement mis hors d'usage tous les ordinateurs et prothèses cybernétiques qui y étaient connectés. Depuis, les restes de l'Humanité avaient eus à subir les effets de la Seconde Chute, qui avait, cette-fois, envoyé au rebut une bonne partie des autres ustensiles électroniques. Or, Gabriel Link de Nova est le seul humain en mesure de guérir ces appareils. En "parlant" aux machines, non seulement il sait contrer les effets dévolutifs des deux chutes, mais son intervention les en immunise à tout jamais.
Bien entendu, dans un monde aussi âpre que celui qui a subsisté à la dévolution technique, un tel pouvoir est un objet de grande convoitise. C'est pour cette raison que Wilbur Langlois a decidé de le camoufler sous un nuage de rumeurs, et de n'autoriser Gabriel à en faire usage qu'avec parcimonie. C'est à deux mercenaires particulièrement dangereux - Chrysler Campbell et Youri McCoy - qu'il a confié le rôle d'apporteurs d'affaires. En échange d'un pourcentage sur les appareils et instruments de musique électriques que le garçon reçoit en paiement de ses services, les deux hommes s'assurent que son secret sera bien gardé. Ce sont eux qui, les premiers, vont s'apercevoir qu'une Troisième Chute est sur le point d'advenir, et que cette fois, c'est à l'Humain qu'elle s'en prendra en annihilant ses aptitude au langage. En les déprogrammant. En les désécrivant.
"Allez par le monde entier, proclamez l'Evangile à toutes les créatures" (Marc 16.15)
Ainsi donc, fort de notre sens du devoir, on entame Grande Jonction comme on s'apprêterait à partir à l'assaut d'un sommet himalayen, pour découvrir qu'on entame simplement un long trek en moyenne montagne. Difficile cependant de se départir de l'angoisse du fossé de compréhension. On tourne les pages en attendant le moment où l'on va décrocher, où l'on va enfin se retrouver au pied de cette "muraille de glace" qui avait fait coupé les pattes à nombres de lecteurs de Cosmos Inc.. Or, et c'est là la première bonne nouvelle, le Dantec nouveau est intégralement lisible. Pas de longs dérapages mystico-bibliophiles, pas de suite ininterrompue de questionnements plus ou moins pertinents. Cette fois Maurice G.Dantec a assimilé et digéré ce qu'il a lu, et ne se sert pas de son roman pour faire le point.
C'est d'ailleurs la deuxième bonne nouvelle : Grande Jonction raconte. C'est bel et bien une fiction, avec une histoire, des personnages, une intrigue, un suspens. Bref, c'est un roman, comme le furent en leur temps Les Racines du Mal ou La Sirène Rouge. C'est bien la moindre des choses de la part d'un romancier, me direz-vous, mais il semblait que ces dernières années Maurice G.Dantec ne l'entendait plus tout à fait ainsi.
Doit-on alors en déduire que l'homme s'est enfin trouvé ? Pas sûr. Et à cet égard l'évolution de son style me semble riche d'enseignements. Car on est d'abord cueilli à froid par les premiers chapitres de Grande Jonction. Plume pataude, rythme poussif, écriture parfois enfantine, certains passages sont si mal goupillés qu'on se demande si la précipitation de cette sortie n'a pas interdit tout travail éditorial sérieux. Ainsi ses répétitions de débuts de phrases, en séquences et sur des paragraphes entiers. Un effet de litanie évidemment voulu, mais dont la persistance jusqu'au bout des 775 pages finira par agacer - voire plus si pas d'affinités. De même ces longues énumérations botaniques qui parsèment les descriptions de toundras. Si la première fonctionne et rappelle Garcia Marquez, les suivantes prennent des allures de carnet de naturaliste et sont franchement pénibles. Enfin sa prédilection pour une poignée d'épithètes définitifs (ontologique, ontique, terminal, etc.) est lassante.
Cependant, et à mesure que Dantec prend son rythme de croisière, on constate aussi le disparition de bon nombre de ses tics les plus irritants, comme sa majusculite aiguë. Et surtout, on s'aperçoit que, pour la première fois sur la longueur, Dantec tente l'humanisation de son écriture. On en avait eu un bref aperçu dans le monologue de fin de Cosmos Inc., mais cette fois, il entr'ouvre pour de bon le par balles en kevlar pour laisser passer ses sentiments. On le sent quitter peu à peu sa prose de guerre pour tenter l'harmonie, la beauté et la paix. Alors certes, c'est encore un peu maladroit. Ce qui nous laisse parfois la drôle d'impression de voir un robot de combat s'extasiant à la vue d'une pâquerette. Mais cela donne aussi des pages d'une splendide fragilité sur la Beauté et la lumière, ou encore de superbes descriptions de paysages. On devine alors que la colère n'est plus le seul moteur de l'écrivain. C'est aussi ce qui va faire de Grande Jonction un ouvrage clairement optimiste.
"L'Eternel est ma lumière et mon salut" (Psaume 27.1)
L'adjectif peut surprendre lorsqu'on parle de Maurice G.Dantec, mais la raison en est simple. Grande Jonction est un roman chrétien. Chrétien et par conséquent habité par la foi qui aboutit à la certitude du salut pour tous ceux qui marchent dans la lumière de dieu. Et c'est là que, fatalement, il se heurte à l'intimité de ses lecteurs. Là où James Morrow use de l'imaginaire pour s'interroger sur dieu, Dantec s'en sert pour nous le dévoiler. Pas de questionnement à ce niveau-là. Dieu est le présupposé constitutif de son intrigue. Il ne nous en offre pas la possibilité, il nous l'impose avec toute la force dont il est capable, et en ce sens Grande Jonction est un ouvrage prosélytique. Ce qui nous met bel et bien en présence d'un roman d'anticipation chrétien.
Etrange sensation donc, pour un genre plutôt réputé pour son matérialisme, ou en tout cas son scepticisme religieux. Selon ses convictions, on le lit donc avec la même curiosité/agacement/passion que celui avec lequel on écouterait un album de christian rock. L'analogie n'est pas incongruë. Car si l'on y retrouve aussi son obsession du Verbe incarné et son amour des penseurs de l'église (cette fois le franciscain Jean Duns Scott). S'il y use encore une fois du procédé de mise en abîme, bien que de manière plus subtile que par le passé, il assume aussi les plus prosaïques de ses références. Chaque chapitre est nommé d'après un album ou une chanson rock, ce rock n'roll qu'il n'hésite pas à canoniser dans ses remerciements. Et puis surtout, il truffe son texte de références et de clins d'oeil discrets aux auteurs de SF qui ont bercé son enfance.
Chaque Dantec est décidément un cas un part. C'est d'ailleurs là tout l'intérêt. J'allais écrire que Grande Jonction est un roman de transition, mais finalement quel autre de ses livres ne l'est pas, puisqu'ici encore, Maurice G.Dantec continue son voyage vers sa vérité. Il y aura, un jour, au bilan de son oeuvre une liste d'étapes où sa route aura croisé la nôtre. Certaines que nous aurons suivies avec plus de passion, d'envie ou de plaisir que d'autres. Celle de Grande Jonction restera une des plus singulières, et peut-être une des plus attachantes, en tout cas celle de l'Humanité révélée. C'est donc rassuré que nous attendrons la prochaine.