Le voilà enfin ce quatrième tome ! Initié par Jacques Chambon au sein de sa collection Imagine chez Flammarion, Nouvelles au fil du temps se proposait de rassembler une somme (presque) exhaustive des nouvelles écrites par Robert Silverberg de 1953 à aujourd'hui. Quatre volumes avaient été annoncés, mais la brutale disparition de Chambon en 2003, après la parution du troisième tome - Voile vers Byzance - avait porté au projet un coup d'arrêt qu'on avait longtemps cru définitif. Ça aura été grâce à l'acharnement de Benoît Cousin, alors patron de J'ai Lu, que Mon nom est Titan aura enfin pu voir le jour. Un quatrième tome donc, couvrant la période 1987-1996. "Et de 1996 à 2006 ?", allez-vous me faire remarquer. Finement observé. Et effectivement ce joli petit pavé de 800 et quelques pages aurait du avoir un successeur. Il n'en sera rien. Mon nom est Titan clos bel et bien les Nouvelles au fil du temps. Et finalement, c'est mieux comme ça.
La boîte de Pandore
Avons nous trop longtemps fantasmé sur cet ultime boîte à bijoux ? Peut-être. S'il est un romancier brillant - "le plus grand écrivain encore vivant" est même allé jusqu'à dire Gilles Dumay dans sa préface de la Cité du Soleil de Ugo Bellagamba - Robert Silverberg est un novelliste lumineux. Maître de son style, orfèvre, non... alchimiste du verbe, ses nouvelles ont longtemps été des œuvres au noir fascinantes, dans lesquelles il expérimentait ce qu'il utiliserait plus tard sur des formats longs. Les deux premiers volumes de la série nous avait ouvert les portes de ce laboratoire d'idées dans lequel Silverberg avait puisé, osé, dosé pour, souvent, sortir de ses forges d'authentiques merveilles. Ciselées à la perfection, polie par le travail patient du mot, du concept, enchâssée dans l'émotion ou la fièvre du doute. On avait pu y lire un auteur qui cherchait.
Voile vers Byzance nous avait présenté un auteur qui s'il n'avait pas trouvé, s'était du moins accommodé des raisons mêmes qui l'avaient poussées à cesser d'écrire cinq années durant. A savoir l'affairisme galopant du monde de l'édition, son cynisme. Y fulgurait toutefois, la veille étincelle. Oh... pas tout le temps. Mais de loin en loin on ressentait encore le frisson familier.
Dans Mon nom est Titan, c'est le quotidien décevant d'un vieil industriel blasé que nous partageons. Comme toujours, le paratexte est éminemment intéressant. Chaque nouvelle est ainsi présentée par Silverberg lui-même. Il y relate les circonstances qui ont présidées à son écriture. Et on est frappé du rapport régulièrement mercantile qu'il entretient avec ses textes. Ainsi ne nous épargne-t-il que rarement les détails bassement matériels de sa cuisine éditoriale. Toutes les nouvelles ici présentées ont été vendues deux ou trois fois, et parfois même avant la publication pour lesquelles elles étaient destinées. Silverberg y révèle aussi la mécanique bien huilée de son année littéraire. Un roman pendant la mauvaise saison, et une ou deux formes courtes dont il répugne de plus en plus à s'acquitter et pour lesquelles il ne puise plus guère l'inspiration dans la contemplation amoureuse de son relevé bancaire. Raison pour laquelle il en réserve l'exclusivité à des supports plus spécifiquement rentables, tels que Playboy, que l'auteur nous présente comme sa petite rente annuelle.
Midas ou l'argent facile
Il est hélas trop clair qu'il a fait bien plus que de s'accommoder à ce qu'il jugeait être la médiocrité ambiante du marché de l'édition. Robert Silverberg a décidé d'en retirer pleinement tous les bénéfices. Il nous le disait en interview, il n'y a aujourd'hui plus grand monde pour oser lui demander de retravailler ses nouvelles. Jouissant sans complexe de son statut d'intouchable et de Grand Ancien auquel on ne refuse pas grand chose, et dont on s'honore de recueillir le verbe sacré, il écrit désormais en rentier de son talent. Sûr de ses capacités, il produit a minima, des textes dont tous ceux rassemblés dans le présent volume sont - peu ou prou - un bel exemple.
Nombres d'entre-eux ont déjà été publiés en France notamment dans Thèbes aux cents portes ou dans le médiocre Nez de Cléopâtre. C'est le cas de Tombouctou à l'heure du Lion, l'un des meilleur en dépit d'une fin totalement ratée, ou du très étrange, mais intéressant, Entre un soldat, puis un autre. Mais si à première vue il n'y a là que cinq inédits sur vingt-trois textes présentés, certains des autres n'ont pas été réédités depuis plusieurs années, ou sortent de revues comme Bifrost ou Asphodale, et étaient donc assez difficilement trouvables. Ainsi, le récit éponyme qui est indubitablement l'un des meilleurs du recueil. Sans doute parce qu'il a été écrit pour une toute autre raison que l'argent, puisqu'il s'agit de la contribution de Silverberg à l'antho hommage à Zelazny, dont il avait été un ami très proche. Parmi les indédits, on découvrira le plan-plan mais sympathique La Zone des clones et Diane aux cents seins, Vénus d'Ille raplapla mettant en scène deux gosses de riches agaçants mais un très beau personnage de pasteur.
Dans l'ensemble on retrouve dans cet ultime volet, sa prédilection de plus en plus marquée pour l'histoire ancienne et l'archéologie. Une tendance assez sensible dans les quelques inédits présentés ici, et tous traduits par Pierre-Paul Durastanti. Ainsi La Venue de l'empire, ou l'art de faire du neuf avec du vieux, puisqu'avec cette histoire de contrebandiers temporels, on croise dans des eaux très familières. A sa lecture on pensera très fort aux Temps Parallèles et à quelques nouvelles plus anciennes, recyclées ici sans grande passion.
Le fil d'Ariane est en coton
Deux ou trois brefs éclairs éveilleront au final notre curiosité. Le Second bouclier, tout d'abord, seul texte à rallumer un peu la vieille flamme qui ne brille pourtant plus guère, mais que Silverberg présente ici avec négligence. Voué au Ténèbres déjà publiée dans L'appel des Ténèbres mais qu'on retrouve avec plaisir, et Va et viens, avec une très jolie description des affres du sevrage. L'anecdote relative à sa conception est d'ailleurs assez révélatrice de l'état d'esprit général du recueil. La version présentée ici est celle où le protagoniste est un alcoolique repenti, toutefois la version publiée dans Playboy, mettait en scène un ancien drogué. Le changement s'était effectué à l'instigation du magazine, désireux ne pas froisser la susceptibilité de la marque de whisky qui, ce mois-là, avait acheté à prix d'or sa quatrième de couverture. Mais si c'est la version originale qui nous est aujourd'hui présentée, Silverberg avoue que ce n'est pas par souci d'exactitude littéraire, mais simplement parce que c'est celle qu'il avait sous la main et qu'il avait la flemme de chercher l'autre. Tout est dit.
Petit bilan au final. Du moyen, beaucoup même, un tout petit peu de bon et aussi du très mauvais, et à cet égard, il convient de mentionner Chip Runner et Jouvence, deux panouilles assez ineptes, qu'on essaiera de vite oublier.
On ne regrettera donc pas tout à fait de ne pas avoir cet ultime volume dans le grand format originel. On se contentera du poche, pour consultation, et on se réjouira simplement que l'un des derniers projets de Jacques Chambon ait, presque, été mené à bien. C'était là un bel hommage à lui rendre.