Dans la colonie pénitentiaire
Le scénariste Sylvain Ricard est surtout connu du public depuis 2002 pour ses collaborations avec Christophe Gaultier (Banquise, Kuklos, Le Cirque aléatoire, Guerres civiles avec Jean-David Morvan…), et pour Les Rêves de Milton, déjà avec Maël (dessinateur des deux volumes de Tamino) qui rempile donc pour cette adaptation de Dans la colonie pénitentiaire, dans la collection Ex-Libris de Delcourt. Après Le Château (Olivier Deprez, Fremok, 2003), La Métamorphose et autres récits (Peter Kuper, Rackham, 2004), Le Procès (Clod et Ceka, Akileos, 2006) et L’Amérique (Daniel Casanave et Robert Cara, Six pieds sous terre, 2006), c’est au tour d‘un autre texte majeur de Franz Kafka* d’être adapté en bande dessinée.
La procédure
Afin de se prononcer sur le système judiciaire d’une colonie pénitentiaire située sur une île, un « voyageur » dont nous ne savons quasiment rien assiste à l’exécution d’un condamné. L’officier chargé de la mise à mort lui explique avec force détails le fonctionnement de la machine – aussi vétuste que démente – inventée par l’homme auquel il voue une admiration exaltée, l’ancien commandant : la sentence est littéralement gravée dans la chair du condamné à l’aide d’une herse mécanique, de plus en plus profondément, pendant des heures, jusqu’à ce que mort s’ensuive. L’officier tente, en vain, de convaincre le voyageur de l’efficacité et de la beauté du procédé, jugé barbare par le nouveau commandant. À propos : la condamnation n’est précédée d’aucun procès, d’aucune défense ; le malheureux n’est pas même informé de sa condamnation…
Des choix judicieux
Le graphisme de Maël, dépouillé mais expressif, voire expressionniste – on pense parfois, avec l’officier surtout, et toutes proportions gardées, aux portraits torturés d’Egon Schiele ou d’Otto Dix –, est plus inspiré que jadis dans Tamino, et s’accorde bien au cauchemar surréaliste du texte (quant au condamné, conforme à la description qu’en fait Kafka, il n’est pas sans rappeler, en plus grotesque, l’otaku de Perfect Blue). La palette chromatique également, composée d’ocres, de jaunes et de bruns, participe pleinement à cette atmosphère crépusculaire, étrange car étrangère – nous y reviendrons. Comme chez Kafka, le décor est ici réduit à sa plus simple expression. Derrière les personnages, présents dans presque toutes les cases, nous distinguons un paysage rocheux dont la stérilité renforce l’isolement des protagonistes. Et de la machine, puissamment métaphorique, nous n’aurons qu’un aperçu fragmentaire.
Quelques chaises, une ombrelle (absente de la nouvelle), deux mouchoirs, un carnet, la machine, quatre personnages (le voyageur, l’officier, le condamné, et un garde-chiourme) et leurs costumes, constituent les éléments essentiels de cette adaptation. En respectant l'unité toute théâtrale du texte et son austérité encore accentuée par le dessin, les auteurs mettent l’accent sur ce qui se noue, secrètement, entre l’officier et le voyageur, et qui n’a rien, en définitive, avec la simple dénonciation de la peine capitale, ou de pratiques barbares dans certains systèmes carcéraux.
Il y a en effet, d’une part, la machine comme symbole de la Technique qui déshumanise, de la mort industrialisée : l’attention de l’officier se déplace sur la machine elle-même, sur sa fonctionnalité, et non plus sur la condamnation – et ne parlons même pas du condamné lui-même. L’officier n’évoque-t-il pas, nostalgique, « l’expression transfigurée du visage martyrisé » des victimes quand elles comprenaient, enfin, le sens de leur torture ?... Or, quand enfin la mort survient sous ses yeux, l’observateur ne décèle sur les traits du supplicié aucun signe de cette grâce promise. En outre, la mise à l’écart par Kafka (et par les auteurs de l’album) des deux commandants, l’ancien et le nouveau, souligne le caractère impersonnel, mécanique, du procédé – ainsi se trouve totalement justifié le choix de Ricard et Maël, a priori risqué, de montrer l’officier gesticuler, de retranscrire ses tirades, plutôt que de les illustrer. Le monde de l’officier est réduit à la machine. Son sens de la justice – autrement dit, la finalité de sa fonction – lui échappe totalement : il a perdu sa faculté de représentation chère à Karl Marx, et qui fera tragiquement défaut aux fonctionnaires des camps d’extermination du troisième Reich. Quiconque connaît un peu l’œuvre kafkaïenne reconnaîtra là un leitmotiv de l’écrivain tchèque : l’individu est littéralement broyé par un Appareil – dont la machine est ici la métaphore réifiée –, par un système dont les finalités sont irrémédiablement perdues. Joseph K meurt dans l’ignorance complète des termes de son procès. Le géomètre K (Le Château) s’enfonce inexorablement, indéfiniment, dans la déchéance sociale, en dépit, ou à cause, de ses tentatives obsessionnelles pour enfin revêtir quelque importance. Ici les mots, gravés en lettres de sang dans la chair du condamné par l’appareil, perdent leur sens. Vous remarquerez d’ailleurs que ces lettres sont tellement alambiquées – il faut les tenir, les douze heures de supplice ! – qu’elles en deviennent illisibles pour le voyageur. Le verbe corrompu par la machine n’est plus création, mais destruction.
Il y a, d’autre part, une glaçante mise en boîte du colonialisme. Assez tôt, dans la nouvelle, le voyageur, qui était aussi le narrateur, exprimait in petto sa désapprobation. La bande dessinée se montre beaucoup plus évasive : le voyageur n’étant plus narrateur mais simple personnage, nous ne découvrons son hostilité que lorsqu’il la déclare enfin à l’officier. Cette discrète omission permet ainsi de repousser, le plus longtemps possible, une lecture trop simpliste. Dans la colonie pénitentiaire vise précisément à tendre un miroir au lecteur. L’officier défend un ordre ancien dont l’échec est pourtant consommé. Jusqu’à sa mort dont il précipitera l’advenue, il délivre au voyageur la vérité d’un ordre absolu, où le coupable, manifestement indigène (il ne comprend pas un traître mot des longues tirades de l’officier, et semble même s’amuser de la présentation de la machine infernale destinée à le tuer) est châtié – et torturé – sans jugement. Mais le voyageur, à son tour, incarne notre humanisme – l’impunité avec laquelle les pays occidentaux jugent les pratiques des civilisations qu’ils ne comprennent pas. Officier et voyageur, tous deux représentants du colonialisme à la française, sont assez semblables : ils condamnent gratuitement, sans procès. Mais pas seulement : à leur tour, ils sont victimes, cousins linéamentaires de Joseph K et du géomètre. L’officier s’enfonce dans la folie, et le voyageur, quoi qu’il en dise, assiste stoïquement au macabre spectacle de l’exécution. S’il ne partage certes pas le sort des condamnés, il n’en endosse pas moins le rôle du juge indistinct – il est l’Appareil.
Et la traduction, dans tout ça ?...
Sans être époustouflante, cette adaptation de la nouvelle de Kafka est plutôt une réussite. Mais un détail, tout de même, me chiffonne. À l’évidence, les auteurs ont choisi d’adapter non pas la version originale, pas plus que la traduction d’Alexandre Vialatte, mais bien celle, excellente, de Bernard Lortholary, à qui l’on doit aussi les meilleures versions françaises du Château et du Procès. La traduction de Lortholary est du reste, à ma connaissance, la seule à avoir été publiée sous ce titre, fidèle en cela au titre original, In der Strafkolonie (Starobinski, puis Vialatte, l’intitulèrent simplement « La colonie pénitentiaire », et Catherine Billmann et Jacques Cellard, « À la colonie pénitentiaire »). La question est donc : pourquoi Lortholary n’est-il jamais cité, alors que le contenu de nombreuses bulles lui est assurément emprunté ?...
Intelligent et cohérent
Trop fidèle au texte, Dans la colonie pénitentiaire, manque certes de ce trait de génie qui aurait fait basculer la simple illustration dans la création originale, mais l'authentique cohérence des choix esthétiques des auteurs en fait une œuvre honnête, intelligente, qui peut sans rougir constituer pour les néophytes une bonne porte d'entrée dans l’univers de l’un des plus fascinants écrivains du vingtième siècle.