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Artefact. Machines à écrire 1.0

Maurice G. Dantec ( Auteur), Liberatore (Illustrateur de couverture)
Aux éditions : 
Date de parution : 23/09/07  -  Livre
ISBN : 9782226179753
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systar   - le 31/10/2017

Artefact. Machines à écrire 1.0

Bien connu du public du polar et de la science-fiction grâce à ses romans La Sirène Rouge, Les Racines du Mal, Babylon Babies et Villa Vortex, Maurice G. Dantec a, depuis 2005, entrepris de restituer, par le médium de la science-fiction, une vision chrétienne de notre monde. En ce sens, les deux romans Cosmos Incorporated et Grande Jonction, parus chez Albin Michel en 2005 et 2006, en décrivant un monde futur où la technologie est entrée en dégénérescence et où les communautés humaines tentent de trouver par la foi un sens à leur existence, ont frappé le lectorat et la critique par l’identité religieuse très forte qui en émanait, et par l’aisance de Dantec à réinvestir les genres du polar et du western. L’ampleur narrative de ces quelque 1300 pages avait permis à Dantec de recréer un monde d’une grande richesse. Ce n’est pourtant pas ce souffle quasi épique que Dantec a choisi cette année de prolonger, préférant s’essayer à la forme courte. Sans doute ce choix est-il, dans Artefact. Machines à écrire 1.0, ce qui fait la singularité du livre, et en même temps ce qui le grève de faiblesses stylistiques et narratives évidentes. Dantec, dans les trois novellas qu’il propose, « Vers le Nord du Ciel », « Artefact », « Le Monde de ce Prince », semble toujours manquer de place, ne pas réussir à trouver dans l’évocation de personnages essentiellement solitaires et en quête d’identité, l’espace suffisant pour que l’idée, toujours passionnante et foisonnante chez lui, prenne réellement chair. On s’est ainsi souvent senti, sauf peut-être en lisant « Artefact », comme face un marathonien qui tenterait de courir un cent mètres sans adopter complètement les techniques spécifiques du sprint…

« Vers le Nord du Ciel » : la soif de rédemption

Sans doute cette novella condense-t-elle tous les défauts que l'on pourra reprocher à ce Dantec 2007 : la variété des thèmes narratifs est faible, et contraste négativement avec le flot d’anaphores, de répétitions qui vident peu à peu le récit d’une substance stylistique réelle, sans parler des anti-métaboles * gratuites et trop nombreuses :

« Allez, il est temps de reprendre la route.

Ou plutôt, de laisser la route nous reprendre. » (p. 177)

Bien sûr, ce que l’on a lu comme faiblesse stylistique correspond à un parti pris pleinement conscient de la part de Dantec: il s'agit d'une recherche sur le langage « machinique », assortie au propos clairement chrétien, sinon prosélyte, du livre. La thèse défendue est claire: l’homme n’est pas le centre du monde, ni l’être qui peut prétendre agir de manière omnipotente sur le monde et sur autrui. Il faut donc inverser systématiquement les rapports de causalité auxquels le « bon sens » moderne et autonomiste est habitué : ce n’est pas le sujet qui écrit ou agit, ce sont une action transcendante et un processus d’écriture qui créent un « sujet ». Si l’on n’a rien, en principe, contre l’idée d’une littérature fondée sur une pensée philosophique nourrie et affirmant une identité politique ou religieuse forte, il semble en revanche que ces aspects devraient toujours ultimement céder le pas à la richesse d’une narration « imaginale » (mot que Dantec emploie lui-même), c’est-à-dire: imagée. Pour cette raison, Dantec, en ne se donnant pas la place pour créer un monde, mais en se contentant d’évoquer les trajectoires singulières de trois hommes solitaires, amnésiques et en quête d’une « conscience », propose trois variations sur son propre psychisme, intéressantes certes, mais littérairement inabouties.

Et pourtant, il se passe bien des choses dès cette première novella. Dantec installe son lecteur dans le World Trade Center au moment de l’impact des avions le 11 septembre 2001. Il raconte comment un homme, envoyé par des êtres hyper-évolués capables de renaître plusieurs fois de leurs cendres, sauve de la tour une petite fille orpheline et tente de repartir pour les étoiles avec elle. Le mouvement d’ensemble est obvie : descente de la tour en feu, road trip sur les territoires nord-américains eux-mêmes « nomades », et enfin ascension vers ce fameux « Nord du Ciel » : il s’agit d’une trajectoire en parabole.

Mais la parabole est aussi celle de la rédemption à venir, d’un « Nord » de toutes choses inatteignable en ce monde (et c’est peut-être ce que nous dit la « chute » de cette novella, puisque les trois novellas sont des récits « à chute »), ou encore de la soif de rédemption propre à tout homme blessé. Le récit rend également compte de la nature signifiante du monde : tout y est signe, trace, suggestion de la présence de Dieu, de la Grâce, ainsi que Dantec, citant Bérulle au cours d’une promenade en barque sur un lac ( !), prend le temps de l’expliquer au lecteur. Parabole, enfin, de la paternité, thème qui est central dans tout le livre : la paternité comme écriture, comme enfantement d’êtres signifiants, et l’écriture comme paternité, comme production d’un « artefact ».

Dans « Vers le Nord du Ciel », le personnage central découvre qui il est en devenant le père d’une petite fille, et découvre dans cette paternité nouvelle la marque indélébile de son humanité, et la condition filiale de tout homme, à la fois père et fils d’un autre homme. L’intuition fondamentale du texte de Dantec est donc éminemment judéo-chrétienne. Mais passés le plaisir et l’émotion de voir les larmes et les sentiments naissants de cet homme qui devient, ou redevient père, sans doute regrette-t-on plus fortement encore que Dantec n’ait pas réellement su imaginer de situations narratives nouvelles par rapport à ses précédents romans : le road trip protecteur de l’enfant évoque immanquablement Toorop, l’émergence de la « Beauté » dans le monde rappelle les leitmotiv déjà omniprésents dans Grande Jonction, etc. Demeurent toutefois la scène du World Trade Center, imparfaite mais très rythmée, et deux ou trois pages d’une certaine poésie, où Dantec décrit une aurore boréale, et suggère avec justesse que celle-ci fonctionne comme l’écriture : elle est la transformation, c'est-à-dire la traduction, en lumière, de courants magnétiques invisibles.

« Le Monde de ce Prince » : un récit « baroque »

La troisième novella constitue le pendant symétrique à la première, au moins par les thèmes qui s’y déploient. La même répétitivité stylistique, le même déluge de procédés cousus de fil blanc, grève à nouveau le récit, le transformant malhabilement en « livre-machine ». Encore une fois, c’est moins l’ambition du projet littéraire et intellectuel – patente – que la faiblesse de son exécution concrète, qui mène à émettre d’importantes réserves sur l’ensemble de l’ouvrage.

Voici donc un homme qui se prétend le « Frère du Diable », et qui, par communiqués de presse diffusés par le site Internet www.welcometohell.world , raconte et montre en direct les tortures et les meurtres qu’il commet sur un certain nombre de personnes minutieusement choisies. Le Diable étant « parti en vacances », le narrateur va tenter de remplacer son « frère » sans souffrir de la comparaison. Dantec montre alors un mode d’action mécanique, machinique, du Mal, le narrateur s’ingéniant à imaginer des tortures de plus en plus complexes et mettant en jeu d’importants dispositifs. D’un incendie contre les principales rédactions des journaux canadiens ayant épousé la sensibilité ultra-relativiste, festive, gauchiste… (ajoutez à cette liste tous les griefs connus que Dantec reproche, à la suite d’un Muray, à l’époque contemporaine), on passe vite à des supplices de plus en plus glauques, visant une juge qui a condamné injustement une jeune mère de famille et l’a faite interner, un acteur dépravé et stupide évoquant de manière transparente Samy Nacéri, un néo-nazi, un raciste anti-blanc... Pour être franc, passés les premiers perçages de rotules à la Black & Dekker, on finit presque par s’agacer, ou par être indifférent, face à cette escalade dans l’horreur que Dantec nous propose. A trop montrer l’action diabolique, à trop l’humaniser, à trop en disséquer les rouages, Dantec finit par laisser s’échapper la part de scandale, d’incompréhensible, qu’il y a dans toute souffrance et dans toute volonté mauvaise. Sans doute était-il allé bien plus loin dans l’exploration du mystère du Mal dans Villa Vortex. C’est aussi que Dantec n’en fait pas réellement son thème principal, puisqu’il s’intéresse à ce que l’on appelle l’ « innocence » : se peut-il que ce Frère du Diable, qui ne se veut nullement vengeur ou justicier, soit un innocent détruit, un homme déçu, blessé ? L’innocence, pour Dantec, est un état paradoxal de l’âme humaine : si elle est première, elle est vouée à être bafouée, salie, jusqu’à transformer l’homme en machine à tuer ; pour être réelle, elle ne peut venir qu’à la fin, qu’après les meurtres, dans la quête de rédemption. C’est en cela que l’on retrouve la thématique de la première novella. En auteur ouvertement chrétien, Dantec pose toutefois la question d’une possibilité de rédemption, le Diable n’étant pas un être tout-puissant. L’ensemble paraît toutefois assez baroque, et le plaisir de la lecture s’efface derrière l’impression de se voir asséner une leçon de morale que même un lecteur chrétien n’est guère prêt à recevoir d’un texte sous la forme narrative.

« Artefact » : au-delà de tous les canons de la fiction, une réussite

En abordant délibérément en dernier la deuxième novella, la plus courte des trois (80 pages sur les 570 du livre), on souhaite exprimer un enthousiasme très réel à la lecture de cet « Artefact », dans lequel Dantec se révèle tout à fait inspiré, à mi-chemin entre narration et philosophie (théologie ?). Pour l’apprécier, sans doute faut-il abandonner les horizons d’attente habituels du lecteur de science-fiction, et jouer le jeu de cette fiction sur la fiction, où Dantec, méditant comme dans tous ses romans sur le fait littéraire et sur la création de mondes et de sujets humains, emmène le lecteur très loin dans l’exploration de la « mise en abîme ».

Un homme se réveille un jour dans une villa située dans une station balnéaire italienne, totalement amnésique (quoique, comme ses réflexions le révèlent rapidement, il s’y connaisse plutôt bien en machines/réseaux de coupures et autres concepts deleuziens…). Le seul élément significatif du récit – la ville environnante et la plage n’étant en réalité que des éléments métaphoriques au service d’une réflexion sur le processus de l’écriture – est une machine à écrire Remington accompagnée d’une rame de papier. La lumière de la chambre puis de la plage, la solitude du narrateur à la recherche de sa propre identité, plongent le lecteur dans une ambiance immatérielle, flottante, des plus agréables. On est frappé de voir à quel point Dantec écarte totalement de sa méditation sur l’écriture le rôle possible de médiation que pourrait jouer autrui (c’est aussi en quoi, fait assez rare chez Dantec, ce récit n’est pas politique, ou, du moins, politisé) : seul l’intéresse « l’Autre », qu’il s’agit pour le narrateur, depuis le fond premier de sa solitude d’auteur, de rencontrer, d’affronter, de connaître, afin de se connaître soi. Entre Blanchot, Lévinas, Descartes et Husserl, références que Dantec ne cite pas mais qui semblent structurer en sous-main l’ensemble du récit, c’est toute une méditation narrative, ou une narration méditative, qui se déploie en posant des questions passionnantes : qu’est-ce qu’être une personne ? Qu’est-ce qu’être un sujet ? Comment savoir qui l’on est ? Que se passe-t-il, qu’affronte-t-on, lorsqu’on écrit ? Lorsque nous vivons, agissons-nous, ou bien sommes-nous l’instrument de processus impersonnels qui nous dépassent ? Qu’est-ce que l’autre ? Faut-il parler d’Autre, risquer cette majuscule étrange ? Ecrire, n’est-ce pas s’affronter à l’Autre ? L’affronter, n’est-ce pas savoir L’accueillir, savoir se laisser transir par Lui ? Si ce récit paraît littérairement réussi, c’est aussi parce que la « machine » stylistique que Dantec emploie y redevient non plus robotique, comme dans « Vers le Nord du Ciel », ni diabolique comme elle l’était dans « Le Monde de ce Prince », mais bien organique, et mise au service de la chair, de l’homme, et de l’image. C’est que la machine globale de ce récit est constituée, comme Dantec l’explique, de la machine à écrire, du papier, de la valise qui contenait la Remington, mais aussi du narrateur lui-même, l’ensemble s’agençant pour laisser se déployer le processus de l’écriture. Les jours que vit alors le narrateur au-dehors, dans la ville italienne, les nuits vécues dans la chambre, raconteront leur propre écoulement, le récit de ce que vit le narrateur quand il est éveillé s’inscrivant mystérieusement sur les feuilles de la rame de papier lorsqu’il dort… Une fois encore, le propos de Dantec est évident : nous ne sommes pas les maîtres de nos existences, nos actes n’engagent pas que nous-mêmes, mais une transcendance mystérieuse, qu’il convient de reconnaître comme telle afin de devenir soi-même quelqu’un.

Chaque épisode du récit explore alors sur le mode métaphorique toutes les dimensions de l’écriture : par exemple, en entrant dans un hangar qui abrite tous les masques de carnaval de la ville, le narrateur découvrira que chaque masque, constitue une médiation nécessaire vers l’Altérité essentielle qui constitue le cœur de toute littérature. Variations sur la lumière – Dantec opposant à la Nuit blanche où la lumière tombe sur le monde, un Journuit ou Journoir où l’obscurité se niche au cœur de la lumière, selon les paradoxes qu’il affectionne -, et variations sur les temporalités originaire, historique et eschatologique – sept jours de Création à rebours, un huitième jour où l’on entre dans l’histoire puisqu’il s’agit de « l’invention de l’écriture », et enfin un millième jour qui est celui de la fin des temps et de l’entrée dans l’infini, dans l’intensité absolue du Divin, pour le narrateur qui erre dans le désert pendant des années… – offrent ainsi un récit d’une densité phénoménale où tout fait signe. Il est finalement révélé au lecteur que toute la construction narrative, l’association des trois entités machiniques pour créer un être, un véritable auteur, une personne, tout cela, donc, est bâti sur l’idée, chrétienne une fois encore et issue de la théologie trinitaire de Grégoire de Nysse, qu’un être est toujours unique tout en comprenant en lui trois dimensions fondamentales.

Il semble pourtant que ce récit puisse se lire sans être chrétien, et que son intérêt tienne surtout au « vertige logique », pour reprendre la caractérisation lehmanienne du sense of wonder, que ses emboîtements, enchâssements et autres mises en abyme permanents provoquent chez le lecteur. Pour preuve de cette dernière proposition que l’on avancera sur le livre, on peut penser, tout simplement, au concetto, à la pointe finale de cette novella méditerranéenne, où Dantec, loin de s’enfermer dans l’extase mystique solitaire du face-à-face avec le tout Autre, avec Dieu, pose une question inattendue, où il se tourne vers le lecteur, vers l’autre homme :

« Tu as vécu ce que personne d’autre n’avait encore vraiment vécu. Tu as fait l’expérience d’être un peu plus que toi-même. Tu as fait l’expérience d’être une singularité, donc une infinité d’infinis. Tu as fait l’expérience d’être un autre, et plus encore : d’être l’Autre en tant que tel.

Tu as fait l’expérience d’être une personne.

Es-tu une personne ? » (p. 314-315)

Un livre de transition ?

On se demandera, pour conclure, si, la réussite de cet « Artefact » mise à part, on ne s’est pas trouvé là face à un livre de transition dans l’œuvre de Dantec, où l’on n’a que rarement retrouvé le souffle créatif qui caractérisait les précédents romans, et où Dantec récapitulerait les thèmes qui ont jusqu’à présent marqué son travail, peut-être pour amorcer, dans les années à venir, de nouvelles démarches dans son écriture. Dantec demeure, à l’évidence, un dévorateur d’espaces, qui a besoin de place pour donner à ses visions créatrices leur pleine expression, moins intéressé sans doute par l’approche « microlocale » que réclame l’ambition du styliste, que par celle de restituer, sur le monde, une vision originale, et, comme il l’explique avec une grande justesse dans la première novella, non pas imiter le réel, mais creuser, dans la positivité du monde, une nouvelle forme de positivité tâche de tout auteur conséquent prétendant évoluer dans le domaine de l’imaginaire :

« Je prends conscience qu’écrire ne consiste pas à imiter la réalité positive du monde mais à le creuser d’une positivité autre, qu’il nommera probablement « négativité » sans comprendre qu’il s’agit d’un saut quantique, un saut dans les rivières magnétiques et les aurores boréales. »(p. 176)

 

* L’anti-métabole est une figure de style qui consiste à inverser le rapport logique (et donc la place dans la phrase) entre deux termes, afin de brouiller les rapports de causalité habituels et de créer un effet poétique. Voir l’exemple cité de la p. 177.

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