Les amateurs de science-fiction connaissent très probablement
Serge Lehman, auteur notamment de la série
F.A.U.S.T. parue au Fleuve Noir dans les années quatre-vingt-dix, d’
Aucune étoile aussi lointaine (J’ai Lu) ou plus récemment du
Livre des Ombres, chez l’Atalante. Après une incursion indirecte dans le monde de la BD avec l’adaptation pour le cinéma de la
Trilogie Nikopol, de Bilal, pour le film
Immortel, ad vitam, c’est également chez l’Atalante que Lehman signe ses premiers scénarios BD avec
La Saison de la Coulœuvre (tome 1 paru en septembre 2007, dessiné par
Jean-Marie Michaud), et donc ce
Thomas Lestrange, avec Sarah Debove aux pinceaux.
Cette jeune nantaise de vingt-huit ans, plasticienne issue de l’école Estienne à Paris et de l’école des Arts Décoratifs de Strasbourg, fonde en 2001 l’association
La Glacière avec Catherine Jourdan, dont l’objet est de concevoir et mener des projets de création plastique et littéraire : expositions culturelles, projets éducatifs, édition… Après quelques livres illustrés sortis au sein de cette association, Sarah Debove dessine avec
Thomas Lestrange sa première BD. Première œuvre hautement convaincante, comme nous le verrons, qui fait entrer l’illustratrice dans le monde du neuvième art par la grande porte.
Chasseur de chimères Dans un monde post-apocalyptique, une ville s’est reconstruite tant bien que mal avec l’aide d’automates aux petits soins pour les survivants humains. Coupés d’un monde qui n’a plus rien à leur offrir, ces derniers tentent de repousser les assauts des chimères, monstres métaphysiques qui les harcèlent jour et nuit. Thomas Lestrange, homme mystérieux aux pouvoirs qui ne le sont pas moins, est le seul à savoir combattre les chimères. C’est lui qui sauve Sophie, médecin de l’hôpital de la ville. C’est son histoire que l’on nous raconte ici, ou du moins l’une de ses nombreuses versions.
Créateur de rêves Le premier contact avec l’objet BD
Thomas Lestrange est déjà une expérience en soi. Couverture sobre, agréable au toucher, se démarquant clairement des illustrations parfois trop voyantes de la BD traditionnelle. Ce sens de l’épure annonce la couleur : on ne tient pas là un album comme les autres. Les premières planches le confirment : on entre dans l’histoire par un zoom arrière sur Lestrange, partant des détails sombres de son manteau. Déjà l’ombre et la lumière se mélangent, ambiguës, il n’est pas question de binarité. La beauté des dessins, en couleur directe, nous frappe alors que les décors sont réduits à leur minimum et que l’on aperçoit Lestrange et un automate de dos : quelques lignes suffisent, quelques coups de pinceau apparents, des tons blanc cassé et noir bleuté, un peu de vert turquoise, accompagnés d’une discussion énigmatique entre les deux personnages… L’ambiance est plantée, à la fois inquiétante et suave, mystérieuse et attirante. Une première page qui pourtant ne nous prépare pas à la suivante. On tourne… un choc. On se trouve devant un tableau. Un tableau magnifique. Le rouge apparaît, apportant la vie. On découvre une ville, un peu perdue dans la végétation. Les références nous manquent pour décrire ce que nous évoque cette page, mais on est certain qu’elle peut tenir la comparaison avec certaines œuvres des plus grands peintres.
Dès lors on ne cessera d’être émerveillé. Le talent de Sarah Debove est immense. Et son style est profondément inhabituel, même si l’on croit y reconnaître un peu de Joann Sfar. Les habitués de la BD franco-belge risquent de s’y perdre, mais s’ils prennent le temps de s’imprégner de la qualité du graphisme et acceptent de mettre de côté leurs préjugés pendant quelques instants, ils se laisseront séduire. Car les planches de Sarah Debove méritent des minutes entières de contemplation. Et les perspectives légèrement déformées ; le contraste des couleurs – l’éclat des rouges et ocres contre la pâleur des bleus et verts sombres ; la maîtrise parfaite de la luminosité – la froideur de la nuit contre la chaleur d’une journée ensoleillée ; tout contribue à nous plonger dans un état onirique permanent.
Créateur d’histoires Etat entretenu par un scénario magnifique. A commencer par cette ville hétéroclite où les automates, aux allures de fantômes (à l’image de ceux qu’ils doivent sauver ?), font tout pour remettre l’humanité sur les rails. Lehman nous dévoile la situation de son monde moribond petit à petit : l’isolation, le siège des chimères, le pouvoir de Lestrange. Il dit un maximum de choses avec un minimum d’effets. Il suffit par exemple de remarquer le pistolet qui accompagne en permanence la tante de Sophie pour comprendre l’angoisse qui la ronge, qui ronge les femmes et les hommes de cette ville. Ou bien d’observer Sophie déguster un vrai café – une denrée rare. Mais
Thomas Lestrange est loin d’être une simple histoire de survie. On n’en dira pas beaucoup plus car le plaisir du lecteur passe en grande partie par la découverte progressive de cet univers et de ses symboles. Mais les métaphores sont nombreuses.
Thomas Lestrange parle d’amour – un peu –, des fléaux que l’on s’attire, des peurs et de la culpabilité qu’ils engendrent (
« La reine des chimères a pris place dans le ciel, et les hommes qui ne sont pas morts sont devenus fous »), et du long et difficile chemin de la rédemption – conception biblique qui se justifie sans écraser l’histoire. On se demande même si les informations un peu terre à terre sur un personnage à la fin ne sont pas un indice concret sur la signification de ce récit…
Tout ça accompagné d’une sensibilité très humaniste. L’angoisse des habitants est prégnante. Angoisse face aux chimères, mais aussi face à la vie elle-même, comme le suppose un automate :
« Remarquez, je peux comprendre ce besoin d’une présence humaine ». Sensibilité qui n’exclut pas de légères pointes d’humour – lire la discussion des corbeaux, mélange de sens et d’absurde. Ni une certaine ambiguïté qui s’exprime également par la figure du corbeau, animal effrayant aussi bien que protecteur. On est encore dans les symboles… Lehman les tisse au sein de son récit sans l’alourdir, ils nourrissent son histoire qui prend des dimensions merveilleuses.
Inventeurs de langage On a décrit séparément les talents respectifs de Debove et de Lehman. Mais c’est bien ensemble qu’il faut avant tout les considérer, car leur alchimie est totale. Dès la scène d’ouverture – « l’exorcisme » de Sophie – les deux auteurs imaginent une façon inédite de raconter, à travers le mélange des points de vue, de l’image et du texte, du dehors et du dedans. Et pourtant l’on n’est pas perdu, le fil de la narration n’est jamais rompu et c’est avec plaisir que l’on relit le passage en boucle, non pas pour le comprendre, mais pour se délecter de sa beauté. L’album nous réserve quelques autres planches tout aussi surprenantes, comme cette alternance de case en case entre passé et présent, narrant l’épisode traumatisant subi par un personnage, jusqu’à une double page qui provoque un réel sentiment d’angoisse. Debove et Lehman allient texte, découpage et dessin pour distiller des sentiments prompts à donner la chair de poule.
Et que dire de ce langage qu’ils inventent entre Lestrange et les chimères, fait de signes a priori sans signification – a priori car il ne tient qu’à nous, lecteurs, de leur en donner une. Debove et Lehman s’extraient du carcan des mots pour faire passer autre chose, des notions abstraites que l’on ne saisit pas forcément, mais qui tapent directement dans notre inconscient. On dit que la BD a son langage propre. Rarement cette affirmation n’aura été aussi bien illustrée.
Des perspectives infinies Thomas Lestrange est un chef-d’œuvre. Chef-d’œuvre de beauté, chef-d’œuvre de sens, chef-d’œuvre d’invention. Un objet à part dans l’univers de la BD. Avec la collection Flambant 9, L’Atalante dit vouloir donner le plus de liberté possible à ses auteurs. Objectif parfaitement atteint ici qui prouve que, pour peu qu’on veuille bien prendre quelques risques, la BD peut accoucher de petits bijoux de ce genre.
Pour conclure, revenons un peu sur les significations de cet album – on ne parlera là que de Lehman, mais il va de soi que Debove est loin d’être étrangère à la réussite de son scénario.
Thomas Lestrange recèle de nombreux trésors qui ne se dévoilent pas tous à la première lecture. On a à peine le temps de se forger une interprétation que déjà une autre pointe le bout de son nez. Une chose est sûre : il y a visiblement beaucoup de Lehman dans
Thomas Lestrange. Au regard des divers discours et interviews qu’on peut lire de lui sur le net ou ailleurs, on a l’impression que cette histoire participe à l’élaboration d’un univers propre à l’auteur, qui a peut-être à voir avec la notion même de science-fiction – les automates de la ville ont un parfum de merveilleux scientifique fondateur auquel Lehman semble particulièrement attaché. D’ailleurs, Lestrange ne parle-t-il pas à travers un automate pour révéler son plan ? Comme si la solution ne pouvait provenir que de la machine… idée profondément SF ! Difficile de dire pour le moment si
Thomas Lestrange est juste une merveilleuse histoire, ou une merveilleuse histoire doublée d’une métaphore magistrale (voire plusieurs). Il faudrait de nombreuses lectures et sans doute une comparaison avec le reste de l’œuvre de Lehman pour en décider, au risque de lui prêter des intentions qui ne sont pas les siennes. Mais c’est le propre des chefs-d’œuvre que de susciter des interprétations échappant à leurs auteurs. Et certains éléments ne peuvent pas être négligés.
Car on veut bien admettre que le fait que toutes les lettres de « Serge Lehman » se retrouvent dans « Thomas Lestrange » (sauf un « e » oublié, mais si l’on considère que c’est le « e » muet de « Serge », il ne compte pas…) ne soit que pure coïncidence. Admettons également que l’étrange ressemblance physique entre Thomas Lestrange et son créateur ne soit que le produit d’une imagination sur-stimulée par le bonheur que procure la lecture de cet album. Mais quand on lit les lignes de Lehman dans sa préface au recueil
Chasseurs de chimères (encore les chimères ?) qu’il a composé pour Omnibus :
« Derrière ces noms et ces titres se cache un univers très étrange (…) un monde d’une ancienneté prodigieuse, peuplé de monstres et de surhommes, où Paris, capitale universelle pour quelques décennies encore, repousse imperturbablement complots atlantes, trames de savants fous et invasions extraterrestres tout en envoyant partout (…) des aventuriers dont le type ne survit plus, aujourd’hui, que dans la bande dessinée : les Chasseurs de chimères », on peut légitimement prétendre qu’il y a des limites à la coïncidence, non ?
Bref, tout cela n’est pas très clair, mais c’est aussi ce qui fait le charme de cet univers.