Les Héros
Etrange idée de consacrer deux albums de 150 pages à Fritz Haber, prix Nobel de chimie en 1918 pour la mise au point de molécules permettant la production massive d’engrais agricoles. C’est un peu aventureux. Mais courageux. Il faut dire que David Vandermeulen, producteur, auteur, éditeur, éminent représentant de l’underground belge, est coutumier des œuvres décalées : un Manuel scolaire de Littérature pour Tous pour la jeunesse perdue, une Initiation à l’ontologie de Jean-Claude Van Damme, En montant Godot, Le mal dedans.
Après L’Esprit du temps (Zeitgeist), David Vandermeulen publie chez Delcourt le second tome de la biographie de Frit Haber : Les Héros. Une BD inclassable. À la fois historique, épistémologique et politique. L’auteur parie sur l’intelligence et la curiosité du lecteur, deux qualités qui ne sont pas les plus citées du lectorat BD. L’auteur parie sur l’intérêt du lecteur pour la science dans la société, l’Allemagne années 0 (1900) et les hommes de pouvoir. Pas gagné. Il faut donc le féliciter, ainsi que les éditions Delcourt et leur collection Mirages, pour leur audace et la qualité du résultat.
Il faut d'autant plus les remercier que l’originalité de l’œuvre ne tient pas seulement au thème abordé, mais aussi au style graphique, au ton, à la satire sociale et à la réflexion qu'elle suscite. Le tome 1 avait été nommé au prix du meilleur album d’Angoulême 2005. Dans le droit fil du premier, le tome 2, plus tourmenté, se place dans le contexte de montée de la puissance militaire allemande et de l’entrée dans la première guerre mondiale. Ses 150 pages ne suffiront pas à dépasser décembre 1914. Il faudra donc encore plusieurs albums pour se rendre en janvier 1934, à la mort de Fritz Haber, condamné à émigrer en Suisse après la promulgation des lois antisémites d’Hitler.
Au service d’une extermination industrielle
À travers une succession de scènes de rencontres en 1908 et 1913, nous découvrons, avec les yeux des héros (que sont Fritz Haber, grand chimiste juif, Albert Einstein ou les magnats de l’industrie tels que le philosophe Rathenau), certains événements marquants de la vie de Fritz Haber avant la guerre. Il est question de la politique d’extermination des tribus Ferero dans le Sud-Ouest Africain, de l’utilisation industrielle et militaire de l’invention sur la synthèse de l’ammoniac, de la nomination du savant à la tête du nouvel Institut de Chimie-Physique de Berlin, du mouvement sioniste du Dr Weizman à Manchester.
Après la déclaration de la guerre et l’échec de la doctrine Schlieffen (victoire éclair), Rathenau et le Ministère des Matières Premières mettent en place une organisation industrielle où Fritz Haber et Carl Bosch jouent un rôle primordial. Ils signeront le manifeste des 93 (appel des intellectuels allemands aux nations civilisées) qu’Albert Einstein refusera de cautionner. Devant l’échec d’une escadre allemande partie récupérer du nitrate aux Falklands, Fritz Haber propose aux généraux allemands d’utiliser le chlore pour anéantir l’ennemi dans les tranchées. Il s’efforcera, dès lors, de mettre la science au service de la mort de masse.
Faust Haber
Le premier album soulignait la contradiction entre l’origine juive de Fritz Haber et son nationalisme militant. Bien qu’écarté délibérément de certains postes en raison de sa religion, il ne se posera pas en victime et cherchera toujours à s'adapter (il se convertira ultérieurement au protestantisme). Le second album retrace son engagement de plus en plus passionné pour l’Allemagne, engagement qui l’éloigne progressivement de son ami Albert Einstein.
Fritz Haber, inventeur du Zyklon B, fut l’un des premiers à préconiser l’utilisation du chlore (dont le gaz moutarde) contre les soldats terrés dans les tranchées. Sans état d’âme, en patriote zélé, il déploya toute son énergie pour mettre la science chimique au service de la destruction aveugle. Il fut accusé, plus tard, de crime contre l’humanité.
David Vandermeulen s’emploie à dénoncer le racisme, le nationalisme brutal et l’arrogance aristocratique de la caste des lettrés et des savants. L’Allemagne prénazie est sa cible privilégiée, mais il n’épargne personne. Les citations d’hommes illustres, qui précèdent chaque chapitre, sont internationales. Elles sont plus racistes, plus méprisantes, plus antidémocratiques les unes que les autres.
Le racisme féroce contre les Ferero du Sud-Ouest africain confina au génocide : des expériences étaient réalisées dans des camps de concentration où une grande partie fut exterminée. Le racisme anti-juif est feutré au début du siècle, mais il est bien présent. À l’occasion de l’affaire Eulenburg, l’auteur fustige également la violence répressive du second Reich contre les homosexuels.
Le nationalisme justifie les pires exactions. C’est en héros faustien que Fritz Haber monnaye sa respectabilité, ses honneurs contre un engagement dans le mal absolu : détruire le plus d’hommes possibles au nom de la sécurité d’une nation. La science déshonorée par des hommes d’honneur. Albert Einstein devient la référence morale.
Enfin, l’auteur dénonce, tout en y feignant d’y succomber, l’illusion d’une Histoire pilotée par des hommes d’exception. Les héros, titre de l’album, sont bien là. Artistes, industriels, savants, politiques. Ils ont leurs réseaux, échafaudent des plans, prennent les décisions importantes. David Vandermeulen dépeint plus un monde tel qu’il se voit lui-même que le monde auquel il adhère. Les déterminismes (matérialisme historique, mouvements sociaux) y sont absents. Seuls des esprits (bien ou mal) éclairés gouvernent ce monde. C’est que cet effet de loupe lui permet d’accentuer les paradoxes et l’ironie de l’Histoire : Juif, Fritz Haber inventa le Zyklon B, qui tua tant de Juifs (mais aussi beaucoup d’autres) pour l’amour d’une Allemagne qui ne l’aimait pas. Dans l’autre camp, Chaim Weizman, pionnier du sionisme, participe largement à l’effort de guerre britannique pour la production du TNT. C’est donc avec une certaine ironie que sont dépeints les héros du titre. Au reste, les vrais héros contemporains (ceux des vainqueurs tels qu’Einstein, Weizman) ne sont pas épargnés : ils ont côtoyé le diable et en acceptant son hospitalité, lui ont accordé crédit.
Si le récit n’est pas dénué d’une réflexion épistémologique (comment la science en vient-elle à être utilisée contre l’homme ?), il brille par sa construction rigoureuse, en une série d’épisodes qui émaillent l’agenda apocalyptique de l’Histoire. Peu de discours. Des dialogues, des rencontres entre humains, contextualisées (événements, aventures amoureuses, situations familiales), l’évolution d’une pensée, d’un engagement personnel. L’éclectisme des thèmes abordés, les citations savantes donnent au récit une dimension universelle et intemporelle. Une grande réussite narrative.
Il faut louer, enfin, l’originalité du graphisme. Des aquarelles en forme de photos sépia délavées qui donnent à la fois le rendu du déroulement d’un film muet et d’une tonalité picturale en phase avec son époque. Des inserts de textes encadrés accentuent l’effet cinéma d’actualité émergent. Les dessins sont centrés sur les figures des personnages pour en saisir l’intimité intellectuelle et affective. À l’instar de la couverture, chaque case fait figure d’instantané vaporeux ou de trace mnésique. Entre rêve et réalité passée. Une grande réussite graphique.