Depuis deux ans environ, Michel Jeury réapparaît sur les rayons de science-fiction. Cet auteur culte des années 70/80 s’était fait un peu oublier des amateurs du genre en optant pour une carrière dans la littérature de terroir qui lui vaut un certain succès populaire. C’est pourtant avec la science-fiction que Jeury s’est fait connaître, notamment avec
Le Temps incertain, roman grandiose qui obtint le Grand Prix de la science-fiction française en 1974. C’est donc avec un plaisir non feint que l’on voit ce roman ressortir aujourd’hui, dans la collection même qui l’avait publié à l’époque,
Ailleurs et Demain. Si vous avez manqué la réédition de
Soleil chaud, poisson des profondeurs l’année dernière et la parution de l’indispensable recueil
La Vallée du temps profond fin 2007, il est temps de (re)découvrir Michel Jeury, qui reste l’un des auteurs les plus importants de la science-fiction française.
De Garichankar à la Perte en Ruaba En 2060, les hommes ont mis au point un procédé qui permet de s’affranchir de la linéarité du temps : la chronolyse. Grâce aux ordinateurs phordaux et à une drogue, les psychronautes sont plongés dans un état appelé « temps incertain », qui leur permet d’entrer en contact avec des personnes du passé et même, de prendre le contrôle de leur personnalité.
C’est ainsi que Robert Holzach, psychronaute de l’hôpital Garichankar, est envoyé une centaine d’années en arrière dans la tête de Daniel Diersant, modeste employé d’un empire industriel. Car Diersant pourrait être la clé pour comprendre qui est le mystérieux ennemi qui menace le monde de 2060, et qui pourrait provenir directement du temps incertain. Diersant va ainsi être le jouet de ces deux puissances opposées. Peut-être son salut sera-t-il de gagner la Perte en Ruaba, une zone mythique du temps incertain.
Déstructuration du temps, déstructuration du roman L’originalité première du
Temps incertain tient dans son idée fondatrice, la chronolyse, que Jeury développe aussi bien sur le fond que sur la forme. Daniel Diersant, qu’un hypothétique accident a plongé en chronolyse sans le secours d’une quelconque drogue – et avant même que la chronolyse ne soit découverte –, se retrouve prisonnier d’une boucle temporelle : il revit, de façon discontinue et indéfiniment, certains événements qui présentent, à chaque fois, d’infimes variations. Ce labyrinthe mental le plonge dans un état de confusion que l’auteur imprime à son lecteur en brisant la linéarité du récit. Certes, les fameuses variations font avancer petit à petit l’histoire, mais il reste au final une impression de stagnation qui s’imprime au lecteur, comme si tout le livre ne tenait qu’en une seule page dont les caractères varieraient imperceptiblement à chaque fois que nos yeux en atteignent le bas. Le procédé fonctionne parfaitement et est assez vertigineux – la scène lors de laquelle Holzach est envoyé en chronolyse, au début du roman, est tout simplement magistrale.
Mais surtout, ce qui apparaît dans cette thématique de dissolution du temps, c’est la volonté de sortir de l’Histoire. Comme le dit Gérard Klein dans sa préface au livre d’or de Jeury en 1982 :
« Le temps incertain, c’est aussi, en clair, la négation de l’histoire comme certitude, et la méfiance envers sa narration toujours intéressée » (cette préface est reproduite à la fin de la réédition de
Soleil chaud, poisson des profondeurs chez
Ailleurs et Demain). Pour Diersant, l’Histoire est une prison, un outil de manipulation des hommes. Un homme qui se contente de suivre l’Histoire n’a pas de prise sur sa vie. Le temps incertain – et son état ultime, la Perte en Ruaba – devient alors une porte de sortie, une façon d’échapper non seulement à l’Histoire, mais aussi à un avenir lui-même incertain.
Enfin, c’est aussi l’occasion pour Jeury de s’intéresser à la notion de réalité et d’identité. L’auteur cite, en exergue de son livre, Philip K. Dick, et effectivement la parenté est évidente. La confusion de Diersant est l’expression d’une interrogation fondamentale sur la nature de la réalité, mise à mal par la dissolution du temps. De même, l’intervention de Robert Holzach, prenant possession de sa personnalité, sème des doutes sur l’identité du héros, d’autant plus troublée qu’une troisième personnalité pointe le bout de son nez. Alors, qui est-on vraiment : celui qu’on est à la naissance, celui que l’Histoire nous force à être, ou celui que l’on s’invente soi-même ? Cette question fait écho à la situation de Jeury lui-même, auteur d’origine paysanne à la vie pas toujours rose, pour qui l’écriture est sans doute un moyen d’inventer et de contrôler son univers – cette notion de créateur apparaît clairement dans les nouvelles de
La Vallée du temps profond.
Mais que le lecteur se rassure :
Le Temps incertain n’est pas un roman abscons. La non-linéarité de l’intrigue est maîtrisée, l’histoire évolue malgré les pièges chronolytiques, et l’enjeu du livre – lutter pour la sauvegarde de l’univers réel – est mené à son terme.
Un fond de critique sociale Autre composante marquante du roman : la critique sociale. Cela peut paraître stéréotypé mais, comme le fait remarquer Gérard Klein (toujours dans la préface au livre d’or de Jeury), quand on sait la position sociale de l’auteur au moment où il a écrit le livre, on peut être étonné par la clairvoyance dont il fait preuve devant la situation économique de l’époque, et la prévision de son évolution. Diersant est l’employé d’une multinationale dont les méthodes et le peu de considération pour le facteur humain sont devenues la norme aujourd’hui : l’individu est écrasé par les empires industriels qui deviennent des entités à part entière, incontrôlées et incontrôlables. Dans le temps incertain, cette multinationale a un pendant, HKH, qui cherche, comme Garichankar, à manipuler Diersant.
Et là, on revient à la notion de menace de l’Histoire. Car HKH sont les initiales de Harry Krupp Hitler Ier… Jeury fait ainsi un lien entre la tendance liberticide des multinationales et le totalitarisme qui se tapit dans les replis de l’Histoire, et qui guette le moment opportun pour ressurgir. C’est peut-être exagéré… Mais il est troublant de noter que cette idée trouve encore un écho aujourd’hui, trente ans après. Permettons-nous ici un rapprochement que d’aucuns trouveront tiré par les cheveux. Quelques semaines avant la réédition du
Temps incertain, sortait le recueil de Serge Lehman,
Le Haut-lieu et autres espaces inhabitables. Et dans ce recueil, une nouvelle en particulier :
Superscience. Lehman y décrit non pas un temps incertain, mais un lieu incertain (qui trouve son expression ultime dans les archives). Et dans ce lieu incertain se tapit le Kohlenhändler, sorte de résurgence hitlérienne qui cherche à reprendre le contrôle du monde par le biais de l’imaginaire. La relation avec HKH, si elle n’est pas volontaire, paraît évidente. Que les deux textes soient ressortis presque au même moment n’est qu’une coïncidence, mais montre que la vision de Jeury n’est pas isolée ni caduque.
Un chef d’œuvre, vous dit-on ! Il est dommage de voir que Michel Jeury est encore méconnu d’une certaine frange des amateurs de science-fiction d’aujourd’hui. Sans doute l’oubli dans lequel était tombée son œuvre dans les années 1990/2000 y est-il pour quelque chose. Mais aujourd’hui, il n’y a plus d’excuse. Michel Jeury est un auteur majeur de la SF française, et prétendre s’intéresser à celle-ci sans le connaître est, au mieux, une faute de goût. La réédition du
Temps incertain est l’occasion idéale de mettre un pied dans son œuvre. Et pour ceux qui connaissent déjà, quel plaisir de fouler, une nouvelle fois, la plage de la Perte en Ruaba !