Roma Æterna
Dire qu'on attendait Roma Eterna relève de l'euphémisme. Les plus assidus des fans avaient certes pu se faire une petite idée de l'affaire dans deux anthologies qui avaient chacune fait paraître une des nouvelles destinées à cet impressionnant recueil, mais guère plus. Et puis vous pensez bien, que vieux briscard avant tout, Robert Silverberg avait gardé ses meilleures contributions bien au chaud en attendant la publication.
Sortie en 2003 aux Etats-Unis, il aura fallu une bonne année à Jean-Marc Chambon pour venir à bout de la traduction, et c'est sous les meilleurs auspices que s'est annoncée Roma Eterna. Même l'impitoyable Jackie Paternoster a édulcoré ses atroces couvertures pour faire, presque, dans le figuratif. A tout le moins sa contribution ne donne-t-elle pas, pour une fois, le mal de mer.
Lorsque Robert Silverberg signe son retour à l'uchronie, on est en droit d'espérer la perfection. Sa passion pour l'histoire est bien connue, et il est familier de l'exercice, même si La Porte des Mondes reste une œuvre mineure.
Cette fois le point de divergence d'avec notre histoire est la fuite des Hébreux hors d'Egypte. Plus de mille ans avant ce qui aurait dû devenir l'ère chrétienne et plus de six cents ans avant la fondation de Rome, les tribus hébreux, conduites par Moïse, tentent de fuir l'esclavage. Mais arrivés au bord de la Mer Noire, les flots ne s'ouvrent pas, et les rebelles sont massacrés par les troupes de Pharaon. Les juifs ne s'installeront jamais en Judée, Jésus n'y verra pas le jour, le christianisme non plus, le monothéisme ne fera pas trembler l'Empire sur ses fondements. Rome sera éternelle. Peut-être.
Tel est le postulat de départ de Roma Eterna. Pas de doute, le sujet est bel et bien à la mesure de l'auteur. Onze nouvelles donc pour retracer le destin de cette "Rome alternative". Chaque histoire mettant en lumière l'une des crises majeures imaginées par Silverberg au cours de cette chronologie fictive.
Et ça marche. Mais n'est-il pas vrai non plus que l'uchronie fonctionne toujours ? Surtout lorsqu'elle est construite avec talent. On passe d'agréables heures de lecture, on se délecte de la grandeur et décadence de cet autre empire romain. On est émerveillé du luxe de détails, et de la plausibilité de l'intrigue. Comme toujours Silverberg nous emmène là où il veut. C'est son grand talent. On sent bien tout au long de notre lecture, le souci de réalisme qui l'a animé. A chaque page on sent son amour de l'histoire. Tout nous vient facilement. Trop facilement.
La volonté de Silverberg de faire dans le mainstream nous prive d'un peu trop de pertinence. Cette fascinante histoire de la Rome Eternelle, on l'aurait voulue plus fascinante encore. Hors, soucieux d'éviter toute polémique, on reste dans l'agréablement divertissant, sans jamais passer la vitesse supérieure. Américain européanophile, Silverberg aurait au moins pu s'autoriser à laisser planer l'ombre d'un engagement personnel sur cette collection de nouvelles écrites en une douzaine d'années. Le temps passé à les écrire, alors que le monde au dehors changeait du tout au tout, aurait même pu devenir un atout majeur. Mais non. Certes Roma Eterna se hisse sans peine hors de la médiocrité ambiante du genre. C'est, et de loin, son meilleur livre depuis bien longtemps, qui surpasse aisément Le long chemin du retour, son dernier et pénible effort paru en France chez le même éditeur. Mais le parti pris dans lequel il engage son empire, est celui du moindre risque. Celui du consensus.
Robert Silverberg est aujourd'hui un homme serein. S'il est vrai que l'immense majorité de ces derniers romans démontrent une écriture bien plus maîtrisée que ses œuvres mythiques des années 70, il y manque une vie, un souffle qui sont le propre des authentiques génies littéraires. C'est la recherche, la rutpure qui rendent une œuvre intéressante. Ça et le doute. Toutes qualités dont Roma Eterna est presque totalement dépourvu. Cela suffit pourtant à en faire un excellent livre. Mais de Silverberg, peut-être à tort j'en suis conscient, j'attendrais toujours mieux.