Nouveau chantre du nonsense urbain, Joe Daly, anglais émigré en Afrique du Sud pour s'initier à l'animation, y a surtout trouvé la BD. Une BD au trait acide et naïf qui lui a valu d'être décrite comme celle d'un « Tintin qui rencontrerait les Freak Brothers au Cap de la Désespérance ». Joe Daly est un auteur de comix (comics underground) dans la lignée des Robert Crumb, Art Spiegelman, Rick Griffin, Dan O'Neill ou Gilbert Shelton. Comme eux, il a collaboré à des revues universitaires et des journaux satiriques, mais dans un contexte africain, qui lui donne une certaine distance.
Il s'est fait connaître en 2007 par son premier album Scrublands où d'improbables ados-trentenaires fréquentaient d'improbables légumes dans d'improbables villes ou d'improbables déserts, où un spermatozoïde partait à la recherche d'un ovule (Ovum quest). Dans son deuxième album, l'auteur raconte la chasse de Dave et Paul, deux trentenaires attardés, qui traquent un capybara (un gros rongeur) échappé d'un centre animalier (Animal quest). Dans ce troisième album, c'est à une quête urbaine sous forme de jeu de rôle déjanté que les personnages (plus jeunes que dans les albums précédents) se livrent cruellement, mais innocemment.
Cette candeur aigre, cette fraîcheur absurde lui ont valu de remporter le prix spécial du Festival d'Angoulême 2010. Nul doute que vous entendrez de nouveau parler de BD sud-africaine.
Une quête pour la quête
Millenium boy, un ado hydrocéphale, n'en a rien à foutre de ses devoirs et s'ennuie devant sa télé. Fort d'un bandana, d'un baluchon, d'un couteau suisse, de bottes en caoutchouc, il décide de partir à l'aventure en maillot de bain. Dans les rues de Glendale, il découvre un premier livre de voyage et une carte fantastique des alentours. Pour sa quête, il recrute Steve avec son casque de skate et sa batte de baseball. Première rencontre. Premier combat sanglant. Ils crèvent un œil à un loubard et écrasent la cervelle d'un gros dur. Les voilà mieux équipés. Mais ça n'est pas fini.
À la façon d'un jeu de rôle vidéo, une fiche de personnage apparaît lorsque les héros dépouillent des adversaires ou font de nouvelles acquisitions. Ils rencontrent un clochard, affalé contre un mur, la queue à l'air, à qui ils subtilisent un livre de sorts. Plus la promenade avance et plus ils rencontrent de personnages surnaturels et méchants, le plus souvent sexe pendant. L'équipe va peu à peu s'étoffer d'un combattant, d'une archère et sortir de la ville pour entrer dans la forêt de Fireburg.
Une quête sans donjon
Comme dans ses autres albums, Joe Daly part de personnages qui quittent leur monde habituel pour découvrir en marchant des lieux et des personnages de plus en plus farfelus. Ils fuient une situation ordinaire, terne, devenue quasiment invivable, pour s'engouffrer dans l'imaginaire et le fantasme. Comme une lente descente dans un cauchemar absurde où le merveilleux sordide justifie à lui seul le voyage. Comme toujours chez Daly (une parenté avec Dali ?), une cruauté surréaliste se mêle à l'innocence des personnages. Tout ce qui leur arrive est normal, y compris le plus brutal ou le plus (sexuellement) immoral. Les héros sont amoraux et narcissiques. Ils n'aiment qu'eux. Non sans une pointe de fantaisie homosexuelle...
La narration est simplissime. Elle est le reflet de Millenium boy, ado mal débourré, obsédé par sa quête. Pas de fioriture. De l'action. Tous les ingrédients du jeu de rôle, avec un refus absolu de la pause ou de la réflexion. Les dessins épurés et faussement naïfs renforcent cette perception. La pensée est courte. Les pectoraux et les biscottos à gogo. La vie est dégueulasse, mais l'important c'est d'arriver au but sans réfléchir. Même quand son épaule droite est à moitié arrachée. Même si les personnages vivent des expériences shamano-poétiques. Joe Daly donne l'impression d'écrire le scénario au fil du dessin, comme s'il le découvrait en même temps que le lecteur.
Le blanc des images l'emporte sur le noir, mais l'univers de Millenium boy est une galère, un bagne ludique. Un enfermement sur soi, sur sa tribu à la manière d'Orange mécanique. Et si l'humour et l'absurde font sourire, le sens du voyage de la vie est suspendu à une aspiration sans objet. La quête elle-même devient mécanique.
Une expérience drôle et dérangeante.
À noter une des rares touches africaines de l'album : la couverture où Millenium boy est pétrifié en amulette.