Le livre des blagues
Depuis une vingtaine d'années, Nick Currie, alias Momus, mène une carrière musicale d'une persévérante constance. Dans la mouvance du label Creation (Primal Scream, My Bloody Valentine, Boo Radleys et plus tard Oasis), il affiche un univers très personnel, presque intime, quelque part entre le dandysme échevelé de Jarvis Cocker et le dillétantisme surdoué de Gonzales. Bref, dans le meilleur des cas, on en parlera comme d'un artiste culte, mais si le réalisme devait prendre le pas sur la bienveillance on le qualifierait plus volontiers de franchement underground.
Par ailleurs essayiste et journaliste pour Wired, Momus (pseudo choisi en référence au dieu grec du sarcasme), signe avec Le Livre des blagues, son premier roman.
C'est l'histoire d'un mec...
Sebastian Skeleton est en prison, et c'est l'occasion pour lui de s'interroger sur une famille étrangement portée sur la blague. De préférence de mauvais goût. L'inceste par exemple. Vous dire si c'est de mauvais goût.
Entre les murs, il fait la connaissance du Violeur et de l'Assassin. Ni l'un ni l'autre ne font dans la demi-mesure dès qu'il s'agît de s'atteler à la tâche dont ils se sont fait une spécialité, mais pourtant, l'un comme l'autre sont innocents des crimes pour lesquels ils été (lourdement) condamnés.
Sebastian leur propose alors un étrange marché. Il les fera s'évader, mais ils doivent jurer que la première chose qu'ils feront une fois dehors, sera de commettre ces méfaits qui les ont indûment conduits derrière les barreaux.
Le Violeur et l'Assassin y consentent, mais pour contrer leur impatience, Sebastian va brosser pour eux et par le prisme de blagues morbides l'insolite portrait de sa famille. Ainsi découvrons-nous un père zoophile au pénis d'un mètre de long, un grand-père tueur par accident, une sœur brillante mais fade, une mère bisexuelle qui vît avec son sosie, plus toute une galerie de personnages secondaires qui vont de l'avocat nudiste au meneur de revue scatophile.
Où l'on découvre qu'en fait, l'humour, c'est un truc vachement personnel...
Vous l'aurez déjà compris, on n'est pas tout à fait, ici, dans l'univers de la pochade Carambar. Toute la problématique du Livre des blagues est de savoir si l'on peut sublimer l'innommable par la distanciation. La réponse est "non". En tout cas, Nick Currie, n'y parvient pas.
En prenant le parti d'un humour désespéré comme réponse élégante à l'adversité, il s'engage sur un terrain dangereusement glissant. D'autant plus qu'il s'attaque à des tabous particulièrement lourds : l'inceste, la pédophilie, la scatophilie, la zoophilie, sans même parler du viol et du meurtre.
Or, en faisant le choix d'une approche très "arty", très conceptualisée, il annihile toute prise de recul et par un malencontreux retournement d'intention, on se retrouve au contraire plongé au cœur d'un abject glorifié par l'effort du verbe et de la mise en forme. On s'accommoderait peut-être du grotesque de certaine scènes, comme les ébats amoureux de Skeleton Sr avec Rebecca, son oie préférée, mais il arrive aussi, au fil des pages, qu'on se trouve simplement confronté au dégueulasse, comme le viol d'une fillette décrit avec une ellipse visuelle trop grossière pour réellement lui épargner une complaisance malsaine.
Passé un certain degré de sophistication stylistique, il devient toujours délicat de juger du propos d'un texte. La forme tend à primer, mais reste pourtant indissociable du fond. Ce n'est plus tout à fait un livre que l'on juge, mais une démarche artistique. Ici, on ne peut s'empêcher de s'interroger sur sa vanité. Présomptueuse dans l'approche, elle reste au final assez creuse. Gratuite. Difficile de se départir du sentiment désagréable que Momus a pêché par manque d'humilité, se haussant du col dans l'ambition de son propos, plus qu'il ne s'est mis au service de sa démarche. Un tel sujet exige plus d'oubli de soi que d'affectation, sans quoi, on peut, comme ici, refermer le livre sur une désagréable sensation qui n'a même pas pour elle la souillure du scandaleux.