Née en 1929, Ursula K. Le Guin, auteure américaine, est connue pour les cycles de Terremer, récemment adapté au cinéma par Goro Miyazaki, et de L’Ekumen. Ce dernier regroupe une dizaine de livres (dont La Main gauche de la nuit, prix Hugo en 1970) tournant autour du monde de Hain, berceau de l’expansion de l’humanité à travers la galaxie. Une expansion tellement ancienne que les mondes colonisés ont oublié leurs origines, développant des sociétés hétéroclites influencées par leurs environnements naturels. Petit à petit, l’Ekumen, organisation pan-galactique plus humaniste que politique, reprend contact avec les planètes isolées pour les intégrer dans son giron.
Quatre chemins de pardon s’inscrit dans cette Histoire en proposant quatre nouvelles situées sur les mondes voisins de Werel et Yeowe. Chaque intrigue est indépendante des autres, mais les nouvelles s’entrecroisent à travers des personnages et un contexte communs. Le premier récit du recueil, Trahisons, a déjà été publié dans l’anthologie Utopiae 2006.
Deux mondes en pleine mutation
Sur Werel, la société est fondée sur l’esclavagisme. Les propriétaires maintiennent depuis des millénaires leurs esclaves dans une infériorité culturelle et sociale, ne permettant que rarement l’affranchissement de l’un d’entre eux. Pourtant sur Yeowe, planète voisine colonisée trois siècles plus tôt par des corporations puissantes, les consciences se sont réveillées et une guerre de trente ans a déclenché le processus de libération. Des envoyés de l’Ekumen tentent de canaliser la révolution pour permettre à ce jeune monde de rejoindre la société galactique. Mais l’inertie des mentalités est dure à combattre, notamment pour les femmes, propriétaires ou esclaves, qui ont toujours été privées de droits et de liberté.
Au travers de quatre récits prenant place dans cette période trouble, Ursula K. Le Guin décrit une mutation sociale dont les implications sont autant collectives qu’individuelles. Que l’on suive Yoss, vieille enseignante de Yeowe ; Solly, envoyée de l’Ekumen sur Werel ; Hahzhiva, autre envoyé hainien ; ou Rakam, jeune esclave de Werel, les questions sont les mêmes : comment survivre au sein de ce maelström, de ce choc des cultures ? Comment combattre les mentalités séculaires, rigides et machistes des propriétaires wereliens ? Et surtout, comment pardonner aux autres, et à soi-même, pour les souffrances que l’on a subies ?
Critique sociale et choc des cultures
Comme souvent dans ses œuvres, Ursula K. Le Guin prend bien soin d’installer, dès la première nouvelle, Trahisons, un cadre géopolitique et social original et cohérent. A travers un éventail riche de structures politiques, de rites religieux ou de traditions, elle établit le terrain idéal pour ce qui constitue le premier intérêt de ce recueil : une charge violente mais raisonnée contre des schémas sociaux – esclavagisme et sexisme – qui persistent encore de nos jours sur notre bonne vieille Terre. En particulier, l’auteure, dans la quatrième nouvelle Libération d’une femme, détaille les souffrances endurées par une esclave, Rakam, emportée par la révolution, et le laborieux chemin qu’elle aura à parcourir pour être enfin libre. Le Guin ne cède à aucun tabou pour nous exposer le destin de Rakam et de ses contemporaines. Elle évoque des images fortes, choquantes (poids des traditions, viol institutionnalisé, maltraitance physique et morale), sans jamais tomber dans l’exagération ou le pathos. En adoptant un ton plutôt détaché, elle renforce l’impact de sa démonstration sur le lecteur. Celui-ci se sent concerné et ne peut s’empêcher de faire le rapprochement avec ce qui se passe aujourd’hui dans certains pays.
Outre le sexisme, Le Guin s’attaque à d’autres travers de notre société : les médias de masses, manipulateurs et pourvoyeurs d’une culture abrutissante et éphémère ; l’utilisation détournée de la religion pour imposer un modèle social inhumain ; la guerre, bien sûr, lutte de pouvoir absurde, et notamment la façon dont les soldats sont laissés pour compte pendant ou après les combats (une idée véhiculée récemment au cinéma dans Jarhead ou Mémoire de nos pères, et qui n'est pas anodine quand on sait que ce recueil a été publié aux Etats-Unis après la première guerre du Golfe).
Cette société malade est le fruit de tropismes antiques, qui sont devenus l’unique référence d’un peuple abruti par tant de souffrance. Et là Le Guin aborde un thème pas si commun mais particulièrement intéressant : le choc des cultures. Le plus dur pour l’Ekumen n’est pas de mettre fin à une guerre ou d’amorcer une révolution. C’est d’imposer de nouveaux repères à des individus qui n’ont toujours connu qu’une seule façon de vivre. Dans la seconde nouvelle, Jour de pardon, Teyeo, ancien soldat de Werel, ne parvient pas à s’intégrer à une civilisation en paix : « Je n’y comprends rien. Je ne comprends pas ce qu’ils veulent dire. Je ne sais pas quelle est ma place là-dedans ». Malgré les bonnes intentions de l’Ekumen, Teyeo n’interprète son intervention que comme la destruction de ses valeurs intimes.
Le troisième récit est axé principalement sur cette idée. Un Homme du peuple montre comment Havzhiva, envoyé de Hain sur Werel puis Yeowe, a dû rompre avec ses propres traditions avant d’être capable d’apporter son aide à un peuple privé de liberté. Le Guin pose alors la question de la persistance des cultures : à partir du moment où une organisation pan-galactique apporte la paix sur un monde, dans quelle mesure la culture de celui-ci peut-elle survivre ? Faut-il seulement qu’elle survive ? L’auteure répond avec cette simple phrase, répétée plusieurs fois : « Tout savoir est local ». Les savoirs locaux et universels peuvent, et doivent, coexister. Et l’éducation joue un rôle capital dans cette préservation. C’est grâce à elle que les peuples parviendront à se forger des repères sains, solides et surtout humains.
Humanisme et pardon
Car c’est encore de cela qu’il s’agit avant tout, comme toujours chez Le Guin : d’humanisme. En premier lieu dans son écriture et sa façon d’aborder les personnages. Elle retranscrit leurs émotions (haine, peur, honte, amour, résignation) avec simplicité, sans emphase : « A présent je connaissais ce sentiment [la colère]. A Zeskra, non. Je ne le pouvais pas. Cela m’aurait dévorée. Ici, il y avait de la place pour la colère, mais je ne savais qu’en faire. Je vivais avec, en silence » (Libération d’une femme). Et surtout elle n’efface jamais l’individu derrière la collectivité. Bien que ses récits racontent des destins d’envergure planétaire, Le Guin ne néglige pas le quotidien et s’attarde sur les petits événements qui façonnent une personnalité ou qui jalonnent une vie. Quoi qu’ils aient à se reprocher, ses personnages sont avant tout des êtres humains. Certains comportements mis en scène, en particulier ceux des hommes, sont injustifiables. Mais Le Guin se garde bien de les juger. Comme on l’a dit, elle impute ces comportements essentiellement aux traditions, à des repères sociaux antédiluviens que les hommes et les femmes sont obligés de suivre à défaut d’autres références. Le Guin refuse le manichéisme et met tout le monde sur un pied d’égalité : « Jamais plus elle ne le jugea. Il était son égal » (Trahisons).
Ce qui nous amène à la thématique principale de ce recueil : le pardon. Chez Le Guin, le pardon est un acte d’amour, difficile mais nécessaire dans la recherche d’égalité et de liberté. Il est avant tout vecteur de paix en effaçant les erreurs passées et en se recentrant sur l’humain (Trahisons). C’est aussi un acte indispensable pour faire avancer la société dans le bon sens : une révolution ne suffit pas pour abattre les barrières sociales. Les esclaves et les femmes de Werel et Yeowe ont souffert pendant des siècles, rien ne pourra réparer le tort qui leur a été fait. Mais pour reconstruire une société, ils doivent pardonner. Pardonner à leurs bourreaux, mais également à eux-mêmes. Dans Libération d’une femme, Rakam doit s’affranchir de ses propres blessures psychologiques avant d’être véritablement libre. Le Guin a développé ce thème avec sensibilité et presque avec discrétion, par petites touches, sans diatribe éloquente.
Et pourtant…
Au regard de ces thèmes, Quatre chemins de pardon avait tout pour être un grand livre. Cependant, il n’atteint pas les sommets de La Main gauche de la nuit par exemple. Principalement à cause d'une structure répétitive quelque peu lassante : chaque nouvelle reproduit les schémas de la précédente (un personnage qui change de vie ; est emporté par la mutation de la société, qu’il soit acteur ou observateur ; tombe amoureux ; ressort grandi de ce chemin sinueux). Les variations de style ne suffisent pas à dynamiser un fond qui a du mal à se renouveler. Le Guin passe beaucoup de temps à décrire des rites ou des traditions qui servent le récit autant qu’ils l’alourdissent. Au point qu’on a un peu de mal à terminer la lecture.
En fait, Quatre chemins de pardon ressemble plus à un traité d’anthropologie qu’à une fiction romanesque. Cette impression est renforcée par l’appendice final, « extrait » d’une encyclopédie hainienne, décrivant la géographie, la démographie et la société de Werel et Yeowe. L’ensemble a beau être d’une cohérence à toute épreuve et d’un grand intérêt intellectuel, il manque de personnalité, Le Guin utilisant les mêmes recettes que pour certains de ses autres écrits.
Du Le Guin, rien de plus, rien de moins
Finalement, Quatre chemins de pardon est un exemple type de la production de son auteure : des thèmes forts et admirablement illustrés (la peinture d’une société prisonnière de ses coutumes, le choc des cultures, la condition féminine…), une réflexion poussée et un humanisme qui transparaît jusque dans le style. Peut-on lui reprocher de n’être que cela ? Peut-être pas. Les inconditionnels de l’auteure y trouveront sans doute leur compte, et ce recueil peut être un bon moyen d’aborder l’œuvre de Le Guin. Mais l’accumulation de ces quatre récits trop similaires pèse sur les idées qu’ils défendent et n’est pas loin, par moments, de provoquer l’ennui.