Omni-Visibilis

Omni-Visibilis

« Et voilà... J'ai encore réussi à me pisser sur les chaussures » sont les premiers mots d'Hervé, Français plus que moyen qui va se retrouver dans une situation improbable. Un matin, en allant au travail, il se rend compte que tout le monde voit ce qu'il voit en fermant les yeux, entend tout ce qu'il entend en se bouchant les oreilles, sent tout ce qu'il sent, ressent tout ce qu'il ressent. À partir de là, la vie de ce trentenaire un peu loser bascule : il n'est, en quelque sorte, jamais seul, ni dans la rue, ni chez lui, ni aux toilettes... Sans parler des gens qui veulent faire passer des messages par son intermédiaire, ou des policiers qui le recherchent pour le mettre en lieu sûr. Heureusement Hervé a des amis qui ne manquent pas d'imagination et qui sont prêts à l'aider...

La nouvelle comédie burlesque dramatique de Trondheim et Bonhomme

Lewis Trondheim revient – s'il est jamais parti – avec un nouveau personnage qui ne laisse pas le lecteur indifférent. Dans le one-shot Omni-Visibilis, il met en effet en application, mais de façon détournée, le rêve de bien des gens : pouvoir voir, entendre et sentir ce que voient, entendent et sentent les autres. Malheureusement, dans la dernière BD du père de Lapinot et architecte des Donjons, la situation est inversée : ce sont six milliards de personnes qui voient leurs sens parasités par ceux d'un seul. Accompagné de Mathieu Bonhomme – scénariste et dessinateur BD ayant commencé sa carrière en 2002 avec L'Âge de raison – il livre une comédie fantastique de plus de cent cinquante pages.

Qui dit comédie fait penser à humour. Toutefois, Omni-Visibilis n'a qu'en surface les caractéristiques de la BD humoristique. En effet, si nombre de scènes de la bande dessinée prêtent à sourire, souvent par le ridicule de ceux qui y jouent – par exemple l'apparition de Chloé ou l'opération clandestine à l'hôtel – le lecteur ne franchit jamais le seuil du rire. Sans doute parce que Omni-Visibilis n'est pas qu'une comédie : le personnage principal vit une expérience au goût amer, tel un participant à une émission de télé-réalité surexposé aux regards des spectateurs qui n'aurait, d'ailleurs, pas choisi d'en être l'acteur. Il n'a jamais l'occasion de se féliciter de son « pouvoir » ; même l'idée de la vente aux enchères entre ambassades, à la fin de la BD, apparaît comme peu profitable pour le personnage. Ce dernier sera pourchassé, séquestré, marchandé...
Les autres personnages ne prennent pas non plus vraiment de plaisir à voir à travers les yeux d'Hervé ou à avoir mal quand il reçoit un coup de poing.

Le scénario de Trondheim est appuyé par les dessins de Mathieu Bonhomme dont le classicisme – style réaliste, planches découpées en majorité en six cases carrées – permet au lecteur de se concentrer sur le propos. Les couleurs (du faux noir et blanc, puisque les ombres sont figurées par des aplats bleu-vert ou noirs) fournissent une ambiance angoissante, celle d'une chambre froide aux murs carrelés de blanc sous lumière tamisée, qui éloigne considérablement Omni-Visibilis du schéma visuel habituel de la comédie.

C'est donc bien à un drame qu'assiste le lecteur, celui d'une infortune qui met en évidence qu'il n'y a pas de plaisir à tout savoir des autres, à connaître tous leurs secrets. Mais à travers le cas particulier et fantastique d'Hervé, on peut voir une critique de la tendance dans notre société à faire disparaître toute idée de vie privée, à l'interdire et à prendre plaisir au voyeurisme : télé-réalité, vidéo-surveillance, systèmes d'espionnage des ordinateurs pour empêcher le piratage... Avec la fable Omni-Visibilis, Trondheim et Bonhomme montrent bien qu'il ne faut pas dépasser les limites.

Loin des sentiers battus de la bande dessinée comique, notamment parce qu'elle dissimule, sous les apparences de l'humour, une histoire dramatique, Omni-Visibilis est une bande dessinée captivante à plus d'un titre.