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Cleer

Daylon (Illustrateur de couverture), L.L. Kloetzer ( Auteur)
Aux éditions :   -  Collection : 
Date de parution : 30/09/10  -  Livre
ISBN : 9782207109427
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Jerome   - le 31/10/2017

Cleer

Laurent Kloetzer est un auteur rare avec à peine cinq romans à son actif en une douzaine d'années. Le dernier, Le Royaume Blessé, datait de 2006 et relevait d'une fantasy délicieuse. Pour Cleer, il  s’est aventuré dans une écriture à quatre mains, avec sa femme. Ensemble, ils ont composé une série de nouvelles dans le monde de l'entreprise. Cette « fantaisie corporate », nous entraîne aux limites du réel avec pour décor un groupe omnipotent et omniprésent, où le management confine à la magie.
 
Charlotte et Vinh, consultants spéciaux.
 
Charlotte est une jeune femme dynamique ravie d'avoir été embauchée par Cleer, un groupe tentaculaire aux contours flous. Elle va y rejoindre Vinh et former un duo de choc dans le département de la Cohésion Interne. Ils sont chargés de dénouer les tensions et les situations de crise ; en un mot, de protéger l'image du groupe. Mais à travers les affaires dont ils vont devoir s'occuper, Charlotte et Vinh devront surtout puiser en eux-même et s'interroger sur leurs propres motivations.
 
Un livre riche et intrigant.
 
Cleer est un objet un peu particulier. Le couple Kloetzer joue en permanence avec les frontières, laissant de nombreuses zones d'ombres pour mieux se concentrer sur les personnages et leur sujet. L'entreprise est vue comme un monde déshumanisant aux motivations et aux frontières plutôt . Même si, au premier abord, tout semble aller pour le mieux (locaux luxueux, salles de sport, salaires conséquents), l'ambiance devient presque oppressante. On ressent la pression des deux héros, le poids de leur hiérarchie, sa complexité, le jugement permanent de leurs supérieurs, les horaires plus que flexibles (les résultats passant avant toute autre considération)... La tension monte crescendo au fil des pages, jusqu'à devenir insupportable. Charlotte apparaît presque comme hantée par ses missions, sa sensibilité devenant de plus en plus exacerbée. Des deux c'est elle qui apparaît comme la plus fragile psychologiquement et physiquement. Vinh est, lui, un véritable bloc humain tendu vers son objectif : celui d'aller au bout des affaires pour grimper dans l'organigramme de Cleer. A chaque fois la mise en scène est subtile. Les Kloetzer ont dépouillé leurs personnages de passé ou d'amis. A peine sait-on que Charlotte a une mère baba-cool et un petit ami qui disparaît très vite. De Vinh on ne sait quasiment rien. Si cela permet de se concentrer sur leurs réactions dans chacune des nouvelles, cela les rends presque froid (surtout Vinh) et sans âme.
 
Qu’on ne s’y trompe pas, le sous-titre « une fantaisie corporate » n’est ici en rien usurpée. Les Kloetzer restent fidèles à leurs premières amours et Cleer est bel et bien un roman de fantasy. On y retrouve les codes en vigueur et les personnages archétypaux, dénués d’un passé crédible pour se concentrer sur une fonction narrative (Charlotte la prêtresse et Vinh le guerrier), habilement réincarnée par le décalage d’univers. Cette succession de nouvelles qui évoque irrésistiblement le Cycle des Epées de Leiber, nous projette intelligemment dans une relecture de notre monde. L’entreprise, tel un culte étrange, est au cœur de toute chose, et ses zélotes s’affrontent dans une guerre de religion sans pitié. Une guerre feutrée, une infraviolence, écho parfait de celle qui secoue les grandes officines transnationales, qui distille une oppression lancinante, véritable richesse de ce roman étonnant. Et dans cet univers de clarté et de blancheur (où paradoxalement tout le monde est gris), l’oppression vient de la lumière, de cette obsession de transparence, allégorie de la désincarnation. Car  le groupe Cleer est au-delà même de la désincarnation, il vise à la dématérialisation, voire même à la transubstantiation. Il échappe au monde matériel pour devenir une puissance immanente, allégorie de l’entreprise telle qu’elle condense aujourd’hui, toute notre société occidentale et de fait il n’ya ni Bien ni Mal dans Cleer. Seulement une amoralité qui est devenue norme.
 
Et à cet égard, l’engagement de l’entité littéraire L.L. Kloetzer demeure ambigu. On perçoit mal s’il regrette ce point mort éthique qui se déguise en culture d’entreprise, ou s’il y voit un salut providentiel, c’est peut-être le seul regret que l’on pourrait formuler à l’égard de ce roman par ailleurs tout à fait remarquable. Puissamment elliptique à défaut d’être visionnaire, lucide dans son fantasme corporate. Brillant et intrigant.
 
Pour le reste Cleer est un roman intrigant, sans doute un peu flou lui aussi. On pourra y piocher un portrait des grandes entreprises ou des jeunes cadres dynamiques aux dents longues. On pourra y voir une critique acerbe du management et de la communication. On pourra surtout y piocher ce que l'on veut. Il n'y a guère de méchants et de gentils dans Cleer, ni même de solution toute trouvée. On en ressort avec un sentiment bizarre d'inachevé. Comme les personnages, on a du mal à cerner les contours de Cleer, à prendre de la hauteur, à distinguer un schéma général. On a d'ailleurs du mal à cerner les personnages eux-même. Hormis leurs enquêtes qui semblent claires, on évolue dans le brouillard des grandes sociétés. On retrouve un sentiment partagé par tous ceux qui ont un jour été embauché dans ces groupes tentaculaires aux directions obscures. Cela au moins est réussi. Cleer est au final presque une expérience de lecture, pas désagréable en soi, bien au contraire, mais déstabilisante, étonnante. Une expérience à tenter en tout cas. 

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