Avril 1915, Ypres
C'est en 2009 que les lecteurs de bandes dessinées ont pu découvrir les Sentinelles, soldats français améliorés de la Première guerre mondiale. Au moyen de prothèses biomécaniques alimentées par une pile au radium et grâce à l'injection de dexynal, drogue décuplant les forces de qui la prend, Djibouti et Gabriel Féraud forment un atout majeur de l'état-major français.
Engagés dès ses premiers instants dans la Grande guerre par le Colonel Mireau, ils mènent ainsi des missions qualifiables de suicidaires, dont seuls des surhommes peuvent revenir. Avec
La Marne, Xavier Dorison – au scénario – et Enrique Breccia – dessins et couleurs – transportent le lecteur en avril 1915, où une autre page importante de la Première guerre mondiale se déroula : la bataille d'Ypres, qui vit la première utilisation de gaz de combats.
Des héros qui n'ont hélas plus rien à prouver Avec
Les Moissons d'acier et
La Marne, Xavier Dorison et Enrique Breccia avaient entamé une série de bandes dessinées passionnante. On y trouvait des personnages dignes d'un grand récit d'aventure, des super-héros confrontés à l'horreur d'une des guerres les plus affreuses de l'histoire de l'humanité. Tout en instruisant le lecteur, les auteurs réussissaient à le plonger au cœur de l'action qui apparaissait rapidement comme le quotidien de ces soldats améliorés confrontés à bien des atrocités... et en commettant eux-mêmes.
Ce sont les mêmes ingrédients qui sont employés dans Ypres, mais à un niveau supérieur. L'équipe des Sentinelles s'enrichit ainsi d'un nouveau membre muni d'un système de propulsion aérienne. Elle va dans cet album devoir affronter leur réplique allemande, le premier Übermensch, à la puissance encore supérieure à la leur. Toutefois, si Dorison réussit encore une fois à captiver le lecteur, et Breccia à happer son attention avec ses dessins magnifiques, les deux artistes en font peut-être un peu trop dans ce nouvel opus. Les coups d'éclats de leurs héros sont de plus en plus spectaculaires, plus rien ne semble déjà pouvoir leur résister et on peut craindre qu'en seulement trois tomes, ils aient prouvé que tous les défis sont à leur portée, que leurs faiblesses sont minimes. Le lecteur lit donc cette aventure sans être particulièrement impressionné par les capacités des héros, voire même par moment sceptique. Les surhommes des Moissons d'acier deviennent peu à peu des super-héros auxquels il a du mal à s'attacher.
Le côté classique du schéma narratif des albums est toutefois contrebalancé par les complots des espions allemands, qui forment la trame secondaire du récit et laissent monter un suspense et planer un danger dont on attend les effets retentissants avec impatience, car finalement, on le pressent, le pire ennemi pour les Sentinelles est celui qui est infiltré – en France, voire même en eux-mêmes...
Un récit de la Première guerre mondiale passionnant
L'aspect historique de la série en est un indéniable atout. Après les premiers combats de juillet et août 1914, puis la bataille de la Marne de septembre, qui vit les alliés remporter leur première victoire, Dorison raconte la guerre de tranchées, que Breccia illustre avec talent et crudité. La cruauté des états-majors tant français qu'allemands apparaît pleinement. Déjà affreux en raison de la configuration des combats – attente dans des tranchées insalubres, manque d'approvisionnements, assauts sanguinaires aux résultats nuls –, le conflit devient encore plus infernal en 1915, comme le raconte Ypres, avec l'apparition des gaz de combats mis au point par les Allemands, mais dont se muniront également très vite les alliés.
En même temps que les Sentinelles, le lecteur est donc le témoin de la course à l'armement que les deux camps, enlisés dans une guerre de positions, pensent être leur seule chance de victoire. Les avancées technologiques de ce début de XXe siècle vont d'abord permettre une progression du nombre de morts, de blessés et d'invalides que les nations d'Europe sacrifieront dans un conflit que, de plus en plus, les personnages principaux de Sentinelles considèrent comme absurde. Changés au fil des pages, ces derniers apparaissent de plus en plus humains et attachants, malgré l'ambivalence de leurs actes, bien souvent criminels, mais perpétrés au nom d'un patriotisme qui apparaît au lecteur d'aujourd'hui, mais aussi peu à peu pour les héros de la bande dessinée, comme une excuse peu valable.
Moins convaincant que les albums précédent pour ce qui est de l'aspect super-héroïque, mais tout aussi passionnant pour le côté historique, Ypres permet à Xavier Dorison et Enrique Breccia de poursuivre avec efficacité leur propre récit, fantastique, de la Première guerre mondiale. Espérons qu'ils feront au moins aussi bien, si ce n'est mieux, dans le tome suivant, qui évoquera la bataille des Dardanelles.