Le Dragon Griaule

En grand voyageur qu'il est, Lucius Shepard se construit une bibliographie qui va du fantastique à la fantasy, touchant parfois à la science-fiction. Aimant varier les lieux dans lesquels se déroulent ses récits, avec une forte attirance pour l'Amérique du sud, il semble explorer les frontières de la réalité, les étirant pour nous faire pénétrer dans des mondes très proches du nôtre...

 

Après avoir eu plusieurs romans et recueils de nouvelles traduits en France dans les décennies 80/90, il a connu une éclipse de quelques années avant de bénéficier récemment d'un regain d'intérêt avec de nouveaux titres essentiellement traduits par les éditions du Bélial'.

Un immense dragon immobile...

Alors qu'il cherche une idée pour un atelier d'écriture en 1984, Lucius Shepard imagine un immense dragon qui après une terrible bataille avec un sorcier, gît endormi dans une vallée. Les siècles passant, la végétation le recouvre entièrement et un village se construit même à proximité. De cette base naît une première nouvelle qui remporte un franc succès et pousse notre auteur à revenir à son dragon plusieurs reprises, la dernière fois spécialement pour ce recueil avec l'ultime texte, Le Crâne, écrit pour l'occasion.

 

Le Dragon Griaule rassemble les six nouvelles de celui-ci. On y découvre plusieurs histoires à différentes époques. La première, L'homme qui peignit le dragon Griaule, met en scène un homme qui fait croire au village concerné qu'il peut tuer le dragon à condition de peindre toutes ses écailles et l'empoisonner par le biais de la peinture... Un projet fou de plusieurs décennies qui tient plus de l'artistique que de l'efficace. Dans la seconde, La fille du chasseur d'écailles, une jeune femme poursuivie par des hommes n'a d'autre choix que de s'aventurer dans la gueule de Griaule. Elle y découvre des décors fabuleux et une communauté qui adore le dragon comme un dieu et est persuadée qu'elle a une mission bien particulière.

 

Le troisième texte, Le Père des pierres, est celui d'un procès avec l'avocat d'un meurtrier chargé par son client de plaider sa cause. Seul problème, celui-ci affirme avoir été sous l'emprise de Griaule au moment du drame et donc ne pas pouvoir être condamné. Dans la nouvelle suivante, La Maison du menteur, on suit un homme choisi par une dragonne devenue femme pour l'accompagner pendant sa grossesse. Une tache aussi excitante que dangereuse. L'Ecaille de Taborin est lui un récit un peu déconcertant, avec un homme et une prostituée, plongés dans un monde irréel alors qu'ils grattaient une écaille du dragon... Enfin, Le Crâne se déroule dans un monde contemporain longtemps après la mort du dragon, le pays imaginé par Lucius Shepard se rapprochant d'un pays d'Amérique du sud. Un jeune américain dépravé rencontre une jeune fille aussi vive qu'intelligente...

 

 

Au premier contact, l'objet en lui-même fait d'abord envie avec un joli papier, des rabats et des illustrations intérieures. Un aspect extérieur réussi qui est une véritable invitation à découvrir Griaule. Dans ces six textes, l'auteur explore sous toutes ses facettes ce dragon immense et son influence sur les habitants de la vallée. Car il a beau être endormi (tellement immobile qu'il fait partie du paysage), les hommes qui vivent à proximité sont persuadés de son influence. Selon eux, il plie le monde à sa volonté, faisant des misérables humains des jouets pour mieux servir ses plans.

Si Griaule est bien entendu un personnage incontournable du recueil, c'est la relation des humains avec lui qui est ici centrale, et toujours racontée de leur point de vue. Le dragon est une figure inerte dont les pensées sont inaccessibles. C'est un acteur immobile et il a fallu du talent à Lucius Shepard pour s'en approcher tout au long du recueil sans jamais en livrer les mystères. On comprend vite que ce n'est en fait qu'un cadre pour mieux parler de ses personnages et de leurs contradictions. L'influence supposée de Griaule est un exutoire tout trouvé pour excuser leurs actes, qu'ils soient à titres personnels ou politiques. C'est toute la puissance de la réflexion de Shepard évoquant ce dragon pour mieux parler des ambitions des hommes et de leurs lâchetés.

 

La qualité des six nouvelles, leur diversité, leur richesse et la beauté du style de l'auteur rendent la lecture du Dragon Griaule indispensable. On s'y prélasse volontiers, passant d'un récit à l'autre avec un vrai plaisir, faisant fi des quelques longueurs qu'on y trouve. C'est sans aucun doute une pièce maîtresse de la bibliographie de Lucius Shepard. Une belle réussite.