Descendre en marche
Jeff Noon est né en 1957 dans la banlieue de Manchester. Ses premiers écrits se font sous la forme d'une pièce de théâtre, Woundings, en 1986. Le premier roman viendra plus tard, en 1993 : il s'agit du mythique Vurt, qui remporte l'année suivante le prix Arthur C. Clarke. Connaissant un franc succès au Royaume-Uni, parfois comparé à Williams Gibson, il est une première fois publié en France chez Flammarion à la fin des années 1990. Il faudra néanmoins attendre 2006 et le travail de la Volte pour découvrir toute la virtuosité de la prose de Jeff Noon. Après Pollen, Pixel Juice ou encore NymphoRmation, Descendre en marche, écrit en 2002, est le cinquième roman de l'auteur disponible en France. Pour les anglophones, Channel SK1N, le premier roman de l'auteur depuis 10 ans, vient de sortir en version numérique uniquement.
Road trip sous influence
Royaume-Uni, futur proche. Un étrange virus s'attaque aux mots et leur fait perdre leur sens. Un seul remède : Lucy, la drogue Lucidité, qui redonne, pour un temps un peu de consistance au réel et empêche de basculer dans la folie. Dans une voiture, quatre inconnus sillonnent le pays afin de retrouver des fragments d'un miroir. Parmi eux, Marlène, ancienne journaliste, couche dans son journal, jour après jour, ses souvenirs mais aussi les aléas de leur quête singulière...
Marlène au pays des souvenirs
Dans une Angleterre saturée de bruits, où le moindre panneau se brouille et ne veut plus rien dire, quatre jeunes gens, qui ne se connaissent pas, errent sans but... ou presque. Dès les premières pages, le ton est donné et on se retrouve en terrain familier. Ce qui fait la patte de Jeff Noon est bien présent : une narration erratique, à la limite du destructuré ; des personnages un peu paumés, en marge de la société, réunis par la force du hasard... ou du destin ; un réel auquel on ne peut pas faire confiance, changeant, mouvant... mais pour le coup, d'une manière bien plus extrême ; notre rapport à l'information, au langage. Et, également, la drogue, même si cette fois elle est utilisé, non pas pour accéder à une autre réalité, mais simplement pour redonner consistance au réel.
Mais, si Descendre en marche est indéniablement un roman de Jeff Noon, les différences avec ses livres précédents sont flagrantes et nous propose une toute autre expérience de lecture. Le format "road movie" déjà, qui nous fait parcourir l'Angleterre à bord d'une voiture à peine en état de rouler. On assiste ainsi à une succession de scènes surréalistes, de situations incroyables, à mesure que le groupe se dirige vers le sud et s'enfonce un peu plus loin dans la folie... le tout accentué par la narration qui se désagrège en parallèle. Mélangeant réel, rêves, passé, souvenirs, fantasmes, le journal de Malène nous plonge dans l'esprit tourmenté d'une femme à la recherche de réponses, sur son identité, sur le drame qu'elle a vécu, sur le monde qui l'entoure. Difficile, dans un pays où les mots perdent leur sens, de démêler la part de vrai dans ce que nous raconte l'héroïne. Mais au fond, cela n'a aucune importance. On se laisse porter, au grès des mots et au grès des kilomètres par l'étrange quête de ce quatuor invraisemblable.
L'autre différence c'est le ton employé. Dès la première page, on plonge dans une douce mélancolie parfois sublime, parfois étouffante mais toujours nécessaire. On sent que Marlène est à fleur de peau et la narration, très calme, tout en pudeur, apporte une vraie profondeur au personnage comme à l'histoire. L'écriture est beaucoup moins survoltée que dans les précédents écrits de l'auteur mais ce changement de ton est tout aussi maîtrisé.
Lire un roman de Jeff Noon est toujours une expérience de lecture à part. Qu'on adore ou qu'on déteste, certaines scènes restent gravées pour longtemps dans l'esprit, continuant de hanter le lecteur bien après qu'il ait tourné la dernière page. On pense évidemment au merveilleux épisode du Musée des choses fragiles, où les mots s'effacent des pages des livres dès qu'ils sont lus. Ou encore la visite dans cet étrange théâtre où tout semble recommencer encore et encore. C'est précisément le genre de roman que l'on peut lire encore et encore et s'étonner à chaque fois d'un détail, d'une phrase qui nous aurait échappé, tant la langue, le récit sont riches.
De part son ton plus calme et son histoire plus classique (difficile néanmoins d'associer cet adjectif avec un livre de Jeff Noon, car s'il y a bien une constante dans son oeuvre c'est que les choses ne sont jamais ce qu'elles semblent être), Descendre en marche est certainement une bonne porte d'entrée pour ceux souhaitant s'essayer à la prose inimitable de l'écrivain anglais. Alors certes, la construction chaotique pourra en rebuter plus d'un mais le voyage vaut la peine que l'on s'y attarde.
Quant aux autres, ceux déjà acquis à la cause Noon, s'ils pourraient être surpris, ils ne devraient pas être déçu. On reste après tout en terrain familier...
Pour terminer, ne manquons pas de saluer le travail de La Volte qui a permis la remise en lumière de cet auteur talentueux et ô combien singulier. Et de leur poser la question fatidique : à quand le prochain Jeff Noon ?