La machine à explorer l'espace
Un maître non-conformiste
Depuis ses premières publications dans les années 1970, Christopher Priest s’est ingénié à brouiller les pistes. Enfant de Graham Greene et d’H. G. Wells (quel mélange !), notre anglais s’est fait remarquer du public français avec
Le Monde inverti en 1974. Tout l’art de Priest est de proposer une fiction spéculative qui questionne le réel à travers la question du point de vue. Contrairement à Dick, Priest n’est pas intéressé par la question de savoir ce qui est vrai et de ce qui est faux. Son talent consiste à raconter ce que chacun croit vrai, à travers son point de vue. C’est tout l’enjeu par exemple du
Glamour où chaque personnage raconte une histoire sensiblement différente de l’autre. À première vue,
La machine à explorer l’espace semble étranger à cette thématique…
Retour sur Mars
Grande-Bretagne, 1893. Jeune représentant de commerce, Edward Turnbull écume les routes sans grande motivation lorsqu’il fait la connaissance d’Amelia Fitzgibbon. Cette jeune et jolie femme, qui met notre victorien dans tous ses états, est aussi l’assistante de sir William Reynolds, personnage fantasque et inventeur de génie. Edward le rencontre à l’occasion d’un thé et il apprend peu après que Reynolds travaille sur un projet assez fou : construire une machine à explorer le temps. Reste qu’Amelia est assez convaincue de la réussite de son employeur et convainc Edward de tester avec elle la machine. Le premier essai les projette dix ans dans le futur, dans le cabinet de travail de Sir Reynolds en flammes et Edward croit discerner une version future d’Amelia en train de mourir… Le deuxième essai les transporte dans un lieu inconnu d’eux et ils doivent assister au départ de la machine. Edward et Amelia doivent survivre dans un monde inconnu et hostile, face à d’autres humains qui parlent une langue inconnue. Ils réalisent au bout d’un moment qu’ils sont sur Mars ! et les humains martiens sont dominés par une race maléfique qui a un but : envahir la Terre…
De l’importance d’être constant
Priest fut-il un précurseur du
steampunk ? À première vue, on pourrait le croire tant ce roman paru en 1976 anticipe sur ce courant inauguré par Tim Powers (
Les Voies d’Anubis) et James Blaylock (
Homunculus), basé sur une envie « uchronique » de décrire ce que serait devenu le monde (occidental) de 1890-1910 sur la base des anticipations proposées par les auteurs de l’époque, le grand Herbert George Wells en tête. Et il n’est pas interdit de penser que ce roman préfigure une large part de l’esprit steampunk…
Sauf que Christopher Priest a d’autres idées. D’abord, comme l’écrit Marianne Leconte dans son livre d’or (paru en 1980 chez Presses Pocket), notre auteur « y cherche la façon dont nous percevons le passé, c'est-à-dire, en fait, la réalité historique, la vérité historique. Le passé est-il réellement celui qu’on enseigne dans les livres d’Histoire ? (…) pour cela, Priest assume en écrivant le roman que, en 1903, les Martiens ont réellement envahi la Terre et que nous en avons un récit authentique, vécu par un certain H. G. Wells. La Guerre des mondes devient du journalisme et non plus un roman. »
Et, du coup, La machine à explorer l’espace devient un passé alterné ! À côté de la nostalgie pour l’époque gas and light est présente (ce qui justifie l’apparentement au courant steampunk, du moins en apparence), l’auteur fait autre chose. D’H. G. Wells, il fait un personnage intégré au roman (comme dans le récent L’Adjacent), voire un héros. De plus, en ajoutant le point de vue d’Edward et Amelia sur l’univers de Wells, il relie son univers littéraire à celui de son devancier admiré et La machine à explorer l’espace se transforme en expérience littéraire « réflexive », très moderne finalement (Antoine Volodine apprécierait beaucoup).
Reste aussi une histoire d’amour entre une Amelia très entreprenante et un Edward empêtré dans les conventions victoriennes qui émeut (et ce n’est pas souvent). À lire et à redécouvrir car Christopher Priest est un des talents majeurs (et des plus singuliers) du genre.