High-Opp
On sait que l’auteur de Dune, dont la première nouvelle a été publiée en 1952, a mis des années à trouver son public. Il fallut attendre la fin des années 1960 pour que son aura s’étende au-delà des revues spécialisées. Il n’est donc pas étonnant que quatre de ses premiers romans aient été publiés à titre posthume : Angel’s Fall (survie dans la jungle après un crash), A Game of Authors (enquête sur la disparition d’un auteur au Mexique), A Thorn In The Bush (une expatriée au Mexique tient à garder son passé secret) et un roman de SF, High-Opp.
Publié aux États-Unis en 2012 (Herbert Properties), la première version française est sortie chez Robert Laffont en 2014 et fait l’objet d’une réédition en 2016 au format poche (Pocket). Une heureuse initiative qui ajoute une nouvelle couleur à la palette thématique d’un auteur qui n’a cessé d’interroger la capacité de l’homme à s’adapter à son environnement, à se libérer de structures sociales figées, à accepter l’autre, à manipuler le langage et à résister aux leaders charismatiques et aux faux prophètes.
Transparence et manipulation
Dans une société urbaine, le sondage est roi. Toutes les décisions sont soumises au vote d’une partie de la population, interrogée suivant un système de codage associé aux décisions à prendre. C’est ainsi que Daniel Movius est destitué de sa fonction de communicant et perd son statut de High-Opp pour rejoindre celui de Low-Opp.
À peine a-t-il saisi la signification de cette déchéance qu’il devient le jouet de services secrets et d’un groupement de Séparatistes. Il comprend que son ascension fulgurante depuis douze ans n’a pas plu à certains dirigeants qui monopolisent le pouvoir en s’abritant derrière un simulacre de démocratie directe. Pour échapper à une mort certaine (un emploi dans l’Arctique), il doit se cacher parmi les Seps et tirer parti des oppositions entre les différentes factions. Son talent fera le reste…
I-Up : l’homme providentiel
Les sociétés de sondage (Gallup, IFOP) ont été fondées dans les années trente aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en France, mais c’est avec l’essor de la communication politique qu’elles vont fortement imprégner la société américaine à partir des années cinquante. Comme l’affirmait Gallup lui-même, « la nation redevenait un village », dont on pouvait à tout moment connaître l’opinion, sans système électoral. La logique écrasante, aussi rassurante qu’effrayante, des lois statistiques ne pouvait qu’inspirer un Frank Herbert, prompt à se défier de la politique et des politiciens. Que deviendrait une société où tout serait décidé par sondage ? Elle pourrait devenir prisonnière de l’opinion publique, mais, si les dirigeants faisaient bon usage du langage et du marketing politique, ils pourraient sans doute manipuler facilement l’opinion : en choisissant par exemple des questions qui serviraient leur intérêt et en les présentant de façon habile. Soumettre toute décision à un vote de la population, c’est l’idéal de la démocratie participative. Mais ce couronnement de l’expression de la volonté générale, selon Rousseau, ne serait-il pas, avec l’aide de la technologie et de la passivité des masses, l’occasion d’une prise de pouvoir par un groupe de cols blancs et de la naissance d’une aristocratie bureaucratique ?
Herbert nous plonge dans une société américaine (une cité) où le pouvoir du peuple a été usurpé par des Bureaux, sortes de ministères qui se livrent à une lutte sans merci, comme aux pires temps de l’administration soviétique : le Bur-Trans, le Bur-Com, le Bur-Pol. Dans ce monde hypocritement démocratique, un homme émerge. Issu des basses classes, celle des « lapins », les Low-Opp, il a franchi les échelons au sein des High-Opp et maintient avec son énergie et ses talents de persuasion un certain statu quo politique entre les différents bureaux. Simple rouage d’une mécanique complexe, il est déchu au rang de Low-Opp et menacé de détention dans un camp de travail arctique : sa compagne du moment a eu l’heur de plaire à l’un des chefs politiques les plus influents. Heureusement pour lui, d’autres groupes (les Séparatistes, manipulés par un service d’espionnage) l’ont remarqué et le sauvent de sa déchéance en le faisant disparaître. À partir de là, Daniel Movius n’a de cesse de se venger et sa soif de pouvoir est décuplée.
Dans l’imaginaire paradoxal américain, où le patriotisme est roi, mais où l’individu l’emporte toujours sur la masse, le changement, la révolution ne peut venir que de la volonté prométhéenne d’un champion, un être doué d’une énergie et/ou d’une intelligence supérieures. Frank Herbert nous en livre une énième illustration, puisque Daniel Movius, issu de la plèbe, fait tout mieux que les autres. Il est annoncé par les Seps comme l’Élu, celui qui peut renverser le régime, mais aussi celui qui peut tenter par son talent de devenir dictateur (crainte que l’auteur partage avec Cicéron et les derniers républicains romains). En résumé, le roman est le temps et le lieu de l’irrésistible ascension de Daniel Movius. Cette prise de pouvoir me paraît aussi caricaturalement annoncée que chez Murray Leinster dans La Planète oubliée, où dans une planète envahie d'insectes et de champignons, émerge un génie de chefaillon...
Trame de nouvelles bien senties de la même époque (« Le votant » d’Asimov ou « The Mold of Yancy » de Dick), l’argument de politique fiction (ici, le sondage devenu roi) est vite relégué au second plan pour ne s’intéresser qu’aux relations entre la bande de lascars qui gouverne de fait cette cité abstraite. Frank Herbert s’attarde peu sur le contexte social, sur l’état de la technologie, sur l’architecture futuriste, il ne s’intéresse qu’aux principaux personnages et, à travers d’abondantes vagues de dialogues, à l’écume de leur psychologie. La relation amoureuse entre le héros et la fille d’un des chefs Seps est à peine esquissée et ne se justifie finalement qu’à l’aune de son utilité pour l’ascension de Movius.
Un roman inédit, mais mineur, de Frank Herbert, qui se lit vite et avec une pointe de sourire rétro.
À propos, si vous vous intéressez à la SF et à la politique fiction, je vous conseille un roman de Malka Ann Older « Infomocracy » paru cette année, en juin 2016, chez Tor.com (en anglais).