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Les Employés

Aux éditions : 
Date de parution : 16/09/21  -  Livre
ISBN : 9782266297783
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Rafaelle-Gandini-Miletto   - le 05/11/2021

Les Employés, transition en téléchargement

Imaginez Blade Runner, mais c’est un formulaire CA12. Non, imaginez un space opera, mais ce n’est pas de l’opéra, c’est un bruit d’imprimante dans un cabinet de psychothérapie. Non, un recueil de poésie mais les poèmes sont des comptes rendus. Dans l’espace. Et en fait ça parle de la condition humaine.

Les Employés ne se laisse pas facilement décrire. Second roman de la poétesse, romancière et traductrice danoise, Olga Ravn, il est finaliste pour l’International Booker Prize 2021.

Dépositions sans dépositaires

Paru chez La Peuplade puis chez Pocket et traduit par Christine Berlioz et Laila Flynk Thullesen, Les Employés est un court roman déroutant et très découpé.

On sent l’influence de la poésie dans cette anthologie de dépositions numérotées et anonymes, présentées et conclues par de courts contextes en italiques. Aucune narration, aucune didascalie ne viennent interrompre cette succession de discours directs. Comment savoir qui parle, alors ? C’est tout la question.

Un équipage hybride

Suite à une catastrophe survenue sur le six millième vaisseau d’exploration, une équipe vient recueillir les témoignages de l’équipage, composé d’humains et de ressemblants, de membres nés et devenu adultes en dix-huit ans et de membres créés dans des cuves et devenus adultes en dix-huit mois, de membres qui peuvent mourir et de membres qui sont retéléchargeables.

On ne sait pas si les dépositions sont faites par les humains ou par les ressemblants, même s’il y a des indices, ou si l’on croit y voir des indices.

Une routine percée par l’étrange

Tous et toutes semblent vouloir éviter de parler de la catastrophe et parlent plus volontiers de leur travail : l’entretien du vaisseau, la dévotion à l’entreprise pour les humains, la dévotion au programme pour les ressemblants, mais surtout surveiller, nettoyer les objets des salles, et parfois leur parler, les effleurer, les sentir, les goûter – même si non, cela ne fait pas partie de leur travail.

Déclarations anonymes et objets fascinants qui ne ressemblent à rien de connu ou qui ne sont pas décrits de façon assez objective pour qu’on les reconnaisse, on avance à l’aveuglette dans cette façon d’enquête, d’autant que des passages qui pourraient nous éclairer portent la mention [expurgé].

Au fil des témoignages factuels et posés, à la tonalité plate et à la langue resserrée, s’insèrent des odeurs, puis des sentiments, enfin des rêves. Les humains se comportaient comme des ressemblants, les ressemblants se mettent à se comporter comme des humains. Est-elle là, la catastrophe ? Que s’est-il passé à la cantine ? Quel trouble semble sonner le glas du six millième vaisseau ?

Ne sont-ils pas vivants, ou sont-ils simplement immobiles ?

Et ces objets fascinants, quels sont-ils ? Ils produisent du bruit – vibration ou murmure ? Une ressemblante du vaisseau qualifie avec dégoût les salles avec des objets «  de musée, de prison, de bordel, de nurserie. »

Tous les membres de l’équipage ont une relation particulière et chargée d’affect avec ces objets dont on ne parvient pas bien à savoir s’ils sont véritablement inertes. Les frontières entre minéral et biologique, ce qui est objet et ce qui vit, sont très floues, et la supériorité du vivant, discutable.

« Quelqu’un m’a alors effleuré l’épaule et j’ai vu qu’il s’agissait d’un collègue ressemblant. Pendant une seconde, il m’a paru combler le gouffre entre les objets et moi, et il m’a semblé être celui qui pourrait me conduire à eux. Il était comme un passeur entre moi et ce qui ne meurt jamais. » (déposition 120)

Cette ambigüité des objets rejaillit bien sûr sur les ressemblants :

« Je ressemble à un humain et j’ai les sentiments d’un humain, je suis fait des mêmes éléments. Est-ce qu’il vous suffirait de changer mon statut dans vos papiers ? N’est-ce qu’une question de nom ? Puis-je devenir un humain, si vous me dénommez ainsi ? » (déposition 052)

Frontières brouillées, trouble jeté, est-ce ce qui a donné lieu à la catastrophe ? La catastrophe a-t-elle été un crime ? A-t-elle été une émancipation ?

L’âge des ressemblants

Dans le monde créé dans l’intimité du six millième vaisseau, un moment de transition semble à l’œuvre : « un cocon entre sommeil et éveil, entre nuit et jour, entre humain et ressemblant, entre objet et salle, entre salle et voix ».

C’est à petite échelle le passage d’un âge à un autre, comme les hommes succèdent fatalement aux elfes dans le Seigneur des Anneaux, ici dépourvu de tout héroïsme, coincé entre deux procédures bureaucratiques, mais non dépourvu de mélancolie.

L’humanité est avant tout caractérisée par sa mortalité. À ceci qu’une inversion se fait : les mortels succèdent aux immortels. Mais ce qui ne peut mourir peut-il vivre ?

Les ressemblants ont une réponse, écho à la Deirdre de Catherine Moore :

« Je veux saisir la chance de vous dire que je suis quelqu’un de vivant. Quoi que vous puissiez dire, je ne penserai jamais le contraire. Enregistrez-le dans le protocole. […] Vous êtes humains, comme moi. » (déposition 163)

Et si les ressemblants aiment et rêvent et se souviennent et sortent de leur programme de leur propre volonté et attendent la déconnexion en serrant dans leurs mains des brins d’herbe, comment pourraient-ils ne pas être humains ?

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