Dans une futur ultracapitaliste et ultraconnecté, les bots deviennent plus nombreux que les humains et un nouveau rapport de forces se dessine. Asha, chercheuse et militante bot, nous fait découvrir le débat public et intime entre humains pro-bots ou anti-bots, bots humanistes, séparatistes ou non-alignés.
Vingt ans plus tôt, avant la naissance d’Asha et les lois d’autonomie bot, le vaisseau ari-me part en mission de terraformation. Roz est l’informaticien humain responsable de l’IA du vaisseau, Alexander, son gestionnaire indispensable et quelque chose comme son ami le plus proche. Un jour, Alexander s’éteint. Quand Roz et sa collègue Mim parviennent à faire redémarrer l’IA, il ne s’agit plus d’Alexander. L’équipage découvre que le code qui gère leur quotidien depuis des années en cache un autre, la séquence Aardtman, inconnue de toutes les archives.
Comme ari-me navigant dans l’espace, le roman commence avec quelques lenteurs, figurant la morne répétition des jours. Puis il s’étire, les deux fils narratifs croissent, s’approchent, foisonnent d’interludes, et quand finalement ils se tissent, les rythmes s’inversent : le navire est à l’arrêt, ce qui permet à Asha sur Terre, en tant que spécialiste de la psychologie bot, de communiquer presque sans décalage temporel avec Roz dans l’espace.
Et c’est ce menaçant surplace qui tout accélère, qui tout lie, qui tout émeut, avant que tout d’un coup il soit la p. 583, qui n’est pas la fin, qui est un redémarrage, une remise en question, une deuxième chance, le véritable début de la séquence Aardtman.
Les deux protagonistes dont les histoires parallèles vont finalement se rejoindre sont un humain et une bot, tous les deux transgenres, mais surtout caractérisés par leur profond sentiment de solitude, leur impression de décalage par rapport à leur communauté (humaine/bot), leur rapport complexe à leur corps et leurs incertitudes sur le sens de leur vie.
Plusieurs thèmes font penser au Manifeste du cyborg de Donna Haraway, qui vient à la fois repenser les divisions hommes/femmes et les divisions esprit/corps mais aussi dénoncer l’aliénation du travail. La Séquence Aardtman n’est cependant pas un nouveau manifeste cyborg, c’est une réflexion en cours, qui passe par l’intellect, les rêves et les sens et avant tout : un roman.
Asha se rend compte de sa transidentité au moment de son incarnat, c’est-à-dire au moment où ses process sont placés dans une enveloppe corporelle humanoïde, et plus particulièrement lorsqu’elle perçoit une inadéquation avec l’image que renvoie son corps aux autres, à ce chauffeur de taxi qui l’appelle Monsieur.
Elle travaille tout au long du roman à l’élaboration d’un texte à la visée incertaine, intitulé Corps bot. La question de la corporéité bot et ses implications identitaires est au cœur de ses recherches. On voit le lien avec la transidentité, pour autant il ne s’agit pas d’une métaphore directe, mais davantage d’une réflexion sur la spécificité de la pensée incarnée.
L’univers présente une dystopie réaliste qui est moins politique, dans le sens partisan (on ne nous donne pas le résultat des élections des pays « qui pratiquent encore ces falbalas »), qu’économique, basée « entre deux âges du capitalisme » sur un système mixte d’argent et de points citoyens, vie dictée par des algorithmes, monde ubérisé.
Un écho au court-métrage Please Hold de KD Davila et sa justice automatisée qui nous rappelle que le code, sous ses apparences de scientificité neutre, porte la conception du monde de ceux qui l’écrivent.
La marchandisation du corps féminin étudiée par Haraway est également présente dans l’un des flash-backs en forme d’interlude qui nous présente, dans des scènes dignes de La Cartographie des nuages de David Mitchell, l’invention du derme bot, la peau synthétique qui permet de recevoir des informations sensibles et d’y réagir.
Il s’agissait de créer des poupées sexuelles ayant l’air particulièrement humaines – tout en restant, ainsi que prévu par les lois bioéthiques du moment, « sensibles » mais « non-sentientes » et donc non considérables comme des êtres vivants ayant droit à la dignité.
Qui a le droit de devenir un sujet politique ? C’est l’une des nombreuses interrogations au cœur de ce roman-fleuve à l’univers extrêmement détaillé, abordant aussi bien l’identité, le corps, la flexibilisation extrême de l’emploi et du logement et ses conséquences psychiques que les compromis de la recherche universitaire, la dépression, l’amitié et les dynamiques de groupe. La grande attention portée aux relations et émotions de personnages divers, en particulier dans l’équipage d’ari-me, rappelle les romans de Becky Chambers.
Un premier roman complexe et abouti de Saul Pandelakis et un brillant choix de la collection Rechute des éditions Goater, qui regroupe des rééditions de maîtres et maîtresses de la science-fiction (Spinrad, Sheckley, Le Guin…), des traductions d’auteurs et d’autrices moins connus en France, notamment afro-américains, et de nouvelles plumes françaises.