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Les éditeurs, leurs parutions, la rentrée et la crise en librairie...
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Les éditeurs, leurs parutions, la rentrée et la crise en librairie...

Depuis quelques semaines les tables des libraires sont envahies par le phénomène de la rentrée littéraire. Cette année on compte 654 nouveautés dont 74 « 1ers romans ». Des chiffres les plus bas depuis 10 ans ce qui n'empêche pas les médias d'en faire leurs choux gras. Pas un journal ou une émission littéraire qui n'ait  consacré des pages et des pages à l’événement. Albin Michel a même créé le site rentree-litteraire.com tandis que la chaîne de librairies Le Furet du Nord et son associé Libfly alimentent le site rentreelitteraire2011.com. C'est dire l'importance des enjeux.

L'emballement est moindre dans les littératures de l'Imaginaire. Il y a bien entendu plus de parutions en septembre mais c'est surtout dû à la fin de la trêve estivale.

Pour autant, le phénomène n'est pas sans conséquence. Plusieurs des éditeurs interrogés évoquent une bataille un peu plus âpre dans les médias, et pas toujours en leur défaveur. Julien Bétan et André-François Ruaud des Moutons électriques déclarent : “certains journalistes cherchent des choses un peu différentes et nous profitons parfois de cette curiosité”. Et puis comme le souligne Carola Strang du Pré aux clercs, la rentrée littéraire amène plus de monde en librairie, ce qu’elle prend en compte dans le choix de ses titres (En septembre, le Pré aux clercs a publié Chronique du soupir, le nouveau roman de Mathieu Gaborit). C’est aussi un peu une rampe de lancement avant Noël. Pour Olivier Girard, ce sont les mois où les libraires sont censés vendre le plus de livres, d’où son choix d’intégrer dans son programme de parution des titres forts en espérant que le Dragon Griaule de Lucius Shepard sorti en septembre soit encore sur les tables à Noël et devienne donc un cadeau tout trouvé pour les lecteurs. Même son de cloche chez Mireille Rivaland des éditions l’Atalante “il y a une “course vers Noël” des libraires, et ils n’ont guère le temps de se faire une idée du potentiel de vente d’un livre qui sort en novembre. Nous privilégions donc les suites et les séries les deux derniers mois de parution, en octobre et en novembre”. Reste que le choix des mois de parutions pour les livres en cette fin d’année est une équation aux multiples paramètres. Gilles Dumay, le directeur de Lunes d’encre chez Denoël est l’un des seuls à penser qu’il y a une rentrée littéraire en Imaginaire. Mais s’il le prend en compte dans ses choix, il a également décidé de placer ses titres les plus forts cet automne pour éviter au maximum le premier semestre 2012 estimant que la période électorale à venir sera néfaste pour les ventes de livres.

Audrey Petit avance même des raisons plus complexes pour placer ses sorties Orbit dans l’année “l’art du planning de parutions s’apparente un peu à celui des emplois du temps en début d’année quand on est proviseur. En quelques mots : casse-tête chinois. Sauf que contrairement aux emplois du temps, les plannings de parution sont susceptibles de bouger à peu près toute l’année. Dans l’idéal, on essaie de répartir amoureusement et harmonieusement suites et nouveautés, de panacher tel genre et tel autre, de coller aux éventuelles actualités ciné ou tv, de faire des synergies entre le poche et le grand format et de contenter tout le monde : les auteurs, les agents, la direction, etc.” Pas simple donc...

Moins de ventes dans les librairies indépendantes.

Cette année, nos éditeurs ont dû prendre en compte un paramètre nouveau, celui de la crise en librairie. Une crise qui se concentre essentiellement sur la librairie indépendante. Les ventes de livres y ont baissé de 1.3% sur les sept premiers mois de l'année, et Olivier Girard rappelle : "Selon le Syndicat de la Librairie Française, le CA de la librairie indépendante a reculé de 5,4 % entre 2003 et 2010 (avec un phénomène d’accélération sur les 2 dernières années). La librairie indépendante représente aujourd’hui 25% de la part des ventes de livres en France (contre 40 % il y a une trentaine d’années)". Les libraires indépendants traversent donc une mauvaise passe... Or, et c'est leur force, ils sont réputés pour le conseil qu'ils apportent au public. Face à des mastodontes de l'édition, ces libraires indépendants sont donc essentiels pour nos éditeurs qui rappellent à plusieurs reprises combien ils sont attachés à eux. Carola Strang renchérit : "Ce qui est plus préoccupant, c’est les fermetures de librairies indépendantes, qui sont pourtant vitales et même irremplaçables pour défendre la variété dans toutes les littératures, y compris de genre."

Des conséquences drastiques

La situation est-elle inquiétante ? Oui et non. D'abord plusieurs éditeurs évoquent un déplacement des ventes, notamment sur Internet. Mireille Rivaland explique : "Oui, les librairies ont vu leur chiffre baisser. Et, nous sommes bien placés pour le savoir, car nous sommes aussi libraires. Côté édition les ventes sont restées stables ; mais la part de nos ventes par le biais d’Internet ne cesse d’augmenter, ce qui explique peut-être cette stabilité." Idem chez Olivier Girard, ce qui corrobore les chiffres d'Ipsos. Les ventes de livres sur Internet ont progressé de 18.9%. Ensuite, oui, cette situation a des conséquences. Ce dernier affirme avoir mis en sommeil quelques projets coûteux à réaliser. Bénédicte Lombardo a elle fait le choix de réduire le nombre de titres de science-fiction et de fantasy au Fleuve Noir. Même chose chez Pygmalion dans sa collection fantasy. Quant à Gilles Dumay, il explique "Nous sommes arrivés à un moment important, le moment où les financiers (dans les groupes) peuvent décider qu’il n’y a plus aucun intérêt à publier de la SF adulte traduite, car le public est devenu insuffisant pour couvrir le coût des trads (même des bons livres). Sur Lunes d’encre, l’effet est visible, les livres sont chers, c’est le seul moyen de survivre. Si le lectorat revient, les prix baisseront".

L'arrivée de la Bit Lit ? un recul de la fantasy et un problème d'identification pour les littératures de l'imaginaire.

La situation est donc plutôt complexe d'autant qu'au fil des discussions se dessinent d'autres soucis que la crise des libraires. Les littératures de l'imaginaire souffrent d'un problème d'identification. Dans le même rayon se côtoient désormais des ouvrages de science-fiction, de fantasy mais aussi de Bit Lit, avec une production importante pour ces deux derniers genres ce qui fait dire à Olivier Girard : « Les livres du Bélial’ sont présentés en rayon littérature de genre, type « SF/fantasy », là où il n’y a plus que des mecs torse nu aux dents pointus sur les couvertures ou des pin-up tatouées gaînées de cuir — présenter une nouveauté de Greg Egan, Lucius Shepard ou Stephen Baxter à côté de ça, franchement, ça me fait étrange… » La Bit Lit est pointée du doigt, brouillant les cartes dans les rayons et provoquant une érosion de la fantasy « Oui, la bit-lit a son moment de gloire (...) mais la SF a toujours du mal à lutter et la fantasy me semble en déclin lent mais sérieux. J’en veux pour preuve les ventes de mes titres mais aussi de mes concurrents les plus dynamiques » pour Bénédicte Lombardo. Une tendance qui confirme le sentiment des libraires lors de notre précédent dossier. Et Thibaud Eliroff d'ajouter que la situation rend un peu plus frileux les lecteurs : « D’une manière plus générale, Pygmalion Fantasy subit de plein fouet la désaffection du public pour cette littérature. Si les gens continuent d’acheter les nouveaux romans des auteurs qu’ils aiment et qu’ils connaissent, de moins en moins de personnes sont prêtes à investir plus de 20 euros pour découvrir des auteurs inédits. Le marché est timide et la collection en souffre, c’est une indéniable réalité. ».

Difficile dans ce contexte de lancer un nouvel auteur

Lancer un nouvel auteur serait donc un pari risqué, souvent même trop risqué. Bénédicte Lombardo explique : « C’est très difficile depuis l’année dernière, lancer de nouveaux auteurs est vraiment périlleux et sur les auteurs connus, il n’y a pas forcément de fidélité des lecteurs. Surtout en grand format ». Une expérience que Thibaud Eliroff fait sur sa collection Nouveaux Millénaires. Les ventes modestes d'Idlewild de Nick Sagan ne le découragent pas. Il estime qu'il faudra encore plusieurs livres à ce nouvel auteur de science-fiction pour s'imposer en France.

Autre problématique pour les éditeurs spécialisés, la publication dans des collections générales de livres de science-fiction qui ne sont pas estampillés comme tel, aggravant le problème de l'image du rayon Imaginaire en librairie. C'est une tendance qui serait en augmentation si l'on en croit les uns et les autres, même si aucun chiffre ne vient confirmer ce sentiment. Néanmoins, c'est clairement une inquiétude que d'aucun exprime comme Bénédicte Lombardo « sans étiquette, le goût est meilleur peut-être ? Pourquoi pas mais il faut alors travailler différemment et quand on est éditeur de genre, c’est loin d’être simple. » ou Olivier Girard « Ça aussi, ça devient un vrai problème pour les éditeurs spécialisés comme le Bélial’, éditeurs qui, du fait de leur spécialisation, ont toutes les peines du monde à sortir des rayons dédiés. Idem pour les collections de poche, qui ne peuvent pas acheter les droits de ces livres parus hors genre (et qui, pourtant, sont bel et bien des livres de genre), parce que les éditeurs grand format des-dits titres refusent de voir leurs bouquins paraître dans des collections spécialisées… »

Un livre numérique qui fait un peu peur...

Une situation complexe à laquelle s'ajoute l'arrivée du numérique. Sur ce point, les avis divergent. Emmanuelle Bonavent des éditions Éclipses montre du doigt le piratage. « Ce qui nous a le plus marqué cette année 2011 c’est la hausse du piratage de nos œuvres. De plus en plus de sites proposant illégalement des ebooks fleurissent sur Internet. Les personnes qui téléchargent ces ebooks n’en sont pas forcément conscientes, mais ce partage illégal nuit aux petits éditeurs ainsi qu’aux libraires. » tandis que Thibaud Eliroff voit dans le numérique une menace pour l'avenir du livre de poche. Que faut-il faire ? Si Le Bélial a lancé il y a quelques mois sa plateforme numérique avec des prix inférieurs à la version papier, une autre vision émerge des interviews.

Mireille Rivaland déclare de son côté « Il faut d’autant plus être vigilant à la préservation de la loi Lang, qu’une suprématie d’Amazon et consorts pourrait bien mettre en péril, et Bruxelles n’attend que cela ». Quant à Audrey Petit, elle est résolument optimiste : « Je suis aussi très excitée par toutes les nouvelles technologies qui arrivent et qui mettront un peu de sel dans notre travail. »

Les solutions ?

Les craintes et les difficultés sont donc multiples. Le monde de l'Imaginaire est en pleine mutation et le recul des ventes en librairies indépendantes n'est pas une bonne nouvelle puisqu'elle limite la marge de manœuvre des éditeurs. Quelles sont les solutions ? Elles passent d'abord par les libraires. Olivier Girard : « Il y a une vraie demande de conseil de la part des lecteurs. C’est de plus en plus évident. Je reste persuadé que le libraire qui répond à cette attente de conseil peut tirer son épingle du jeu. Une autre voie à creuser, à mon sens, face aux « supers marchés de la culture », c’est l’hyper spécialisation ». Pour Emmanuelle Bonavent, il est même question qu'Éclipse les écoutent encore plus « Éclipse souhaite être le plus proche possible des libraires, petits ou grands. Il est primordial, pour nous, de se tenir à l’écoute de leurs conseils et critiques vis-à-vis de nos sorties. »

Autre solution, se retrouver là où les autres ne sont pas. C'est ce que font Julien Bétan et André-François Ruaud aux Moutons électriques et c'est pour cela qu'ils ne sont pas inquiets outre mesure : « Pour l’instant nous n’avons pas été énormément touchés par cette crise des librairies, peut-être parce que l’essentiel de notre catalogue n’a pas de concurrence directe. Il n’y a qu’un seul livre en français sur Miyazaki (notre best-seller : nous venons de procéder à un troisième tirage), un seul sur les zombies, un seul sur le steampunk, etc. De même, les monographies sur les grands auteurs de comics ne courent pas les rayons en dehors des nôtres. Alors, sommes-nous inquiets ? Pas réellement, car nous avons devant nous quelques très belles perspectives de développement... » Quant à Gilles Dumay, il affirme avoir songé à changer de modèle économique, mais ailleurs que chez Denoël, et avec des fonds qu'il n'a pour l'instant pas vraiment...

Suivre la tendance


L'une des solutions est-elle finalement de prendre le vent et de publier de la Bit Lit en plus de la fantasy ou de la science-fiction ? C'est ce que fait Bénédicte Lombardo avec la nouvelle collection Territoires au Fleuve Noir à destination du public Young Adult. Et c'est peut-être aussi pour cela qu'Audrey Petit refuse de sombrer dans le défaitisme avec Orbit, label mélangeant de la Bit Lit et de la fantasy. « Inquiète, oui, forcément. Difficile de ne pas ressentir le phénomène, même s’il faut un peu nuancer : sur nos genres, ça ne change pas radicalement la donne. Nuancer aussi car pour Orbit, 2011 a été une très bonne année, et le programme n’a pas bougé. Les prises de risque sont calculées et on essaie de ne pas être trop versatiles. Je ne suis généralement pas résolument optimiste pour l’avenir, mais il ne faudrait pas non plus oublier que les ventes de livres ne cessent de progresser depuis trente ans. ».

En guise de conclusion

Le monde de l'imaginaire est en train de changer. L'apparition de la Bit Lit, le succès de la littérature jeunesse et du secteur Young Adult (dont fait partie la Bit Lit), la légère érosion de fantasy, la publication de romans de science-fiction en dehors des collections spécialisées, l'augmentation des ventes par Internet et la progression des livres numériques... jamais les frontières du genre, des genres même, n'ont été aussi floues. Mais si l'on peut n'être qu'inquiet quand cela provoque une mise au placard des projets intéressants, on pourrait objecter que ce n'est qu'une nouvelle mutation dans un contexte global après celles qui ont marqué les précédentes décennies. Les plus anciens se souviendront des débats engendrés par l'arrivée de la fantasy aux côtés de la SF dans les années 70/80, ou par la systématisation du grand format pour les inédits dans les années 90 ou la multiplication des éditeurs dans les années 2000...

C'est ce que reflètent ces interviews. Nos éditeurs sont à la fois inquiets mais toujours aussi enthousiastes quand ils parlent de leurs projets et de leurs envies. Souhaitons leur de continuer longtemps, ne serait-ce que pour notre plaisir de lecteurs.

Les interviews :
 
Olivier Girard, directeur des éditions du Bélial'
Gilles Dumay, directeur de la collection Lunes d'Encre chez Denoël
Emmanuelle Bonavent, Chargée de communication / marketing pour les éditions Bibliothèque Interdite/Eclipse
Audrey Petit, éditrice des livres publiés par le label Orbit
Bénédicte Lombardo, éditrice au Fleuve Noir pour la Science fiction et la fantasy mais également directrice des collections Territoires du Fleuve Noir et SF et Fantasy de Pocket
Thibaud Eliroff, éditeur pour la collection fantasy de Pygmalion, directeur des collections Nouveaux Millénaires, SF et fantasy de J'ai lu.
Julien Bétan et André-François Ruaud : Responsables des éditions des Moutons électriques.
Mireille Rivaland : responsable des éditions de l'Atalante
Carola Strang, directrice de la collection fantasy au Pré aux clercs
Interview de Nathalie Weil, directrice des éditions Mnémos

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